Nouvelles de Bangui n°11- 5 mai 2014

Très chers amis,

Juste quelques instants avant de partir en Italie, je trouve un peu de temps pour vous envoyer des nouvelles de Bangui.

            Les fêtes de Pâques se sont assez bien passées. Les gens sont venus très nombreux. Notre église est devenue trop petite pour accueillir tous nos amis. Heureusement, comme le dit l’un de mes confrères plein de zèle missionnaire, nos réfugiés ne sont pas tous catholiques ou pratiquants!                À l’occasion du Triduum pascal, nous avons accueilli dans notre couvent un groupe de dix jeunes aspirants. Ne sachant pas où loger toute cette bénédiction du Seigneur, nous avons aménagé notre réfectoire (que nous n’utilisons pas encore car nous mangeons dans la salle du chapitre) en un joli dortoir: combien de belles choses peut-on faire dans un grand réfectoire de couvent en temps de guerre!

À l’occasion de la Vigile pascale, nos fidèles, à ma grande surprise et sans que j’en connaisse la raison, ont attaché sur les murs de l’église des dizaines de papillons en papier coloré. Peut-être les voient-ils comme un symbole de la résurrection de Jésus qui comme un papillon, est sorti victorieux de la chrysalide de la mort qui le retenait prisonnier. Probablement, ils ne savent pas que le papillon est également l’une des images les plus aimées de Sainte Thérèse pour décrire la transformation de l’homme uni au Christ. Le Père Matteo a chanté à tue-tête l’Exultet en sango, la langue locale; malheureusement, à cause de la pluie battant sur le toit de tôle, personne ne l’a entendu mais le Seigneur est ressuscité quand même. L’offertoire était un défilé de danses, de manioc et d’ananas qui à Bangui, sont énormes et savoureux. Si à Noël nos réfugiés ont chanté plus fort que la guerre, à Pâques nos réfugiés ont chanté plus fort que la pluie.

Cependant, la guerre n’est pas finie. En effet, chaque jour, il y a des meurtres et des représailles dans les quartiers de la capitale ou dans d’autres régions du pays. La présence de l’armée empêche que de tels incidents dégénèrent mais la situation reste tendue et incertaine. En effet, lors de la Semaine Sainte, l’Église catholique s’est retrouvée dans le viseur des rebelles. Leur première victime: l’évêque de Bossangoa, un diocèse à 400 km de Bangui. Alors que nous célébrions la Messe chrismale, nous avons appris qu’il avait été enlevé avec trois autres prêtres. Heureusement, ils ont été libérés le lendemain. Le Vendredi Saint, cependant, un prêtre centrafricain du même diocèse qui rentrait en moto dans le village dont il était curé, a été brutalement tué. Au moment où je vous écris, je n’ai pas encore d’informations précises sur ces deux événements. S’il s’agit de deux incidents isolés, – ne vous inquiétez pas: il n’y a aucune chasse aux prêtres! –  ils montrent clairement le climat d’insécurité et de tension qui règne dans le pays. L’Église ne reste pas sans rien faire: elle poursuit sa mission et peut gêner ceux qui n’aiment pas la paix.

Revenons au Carmel. Selon le dernier recensement effectué par une ONG, le nombre de nos réfugiés a baissé pour se stabiliser à 7 500. Nous sommes un des 5 plus grands camps de réfugiés de la capitale. Certaines semaines nous avons été beaucoup plus nombreux. C’est quand même un nombre considérable: bien cinq fois Cerrina, le petit village de mon enfance! Depuis environ deux semaines, nous avons réussi à libérer toutes les cours intérieures du couvent, occupées par les réfugiés depuis le 5 décembre. Désormais tous ont trouvé refuge sous de grandes tentes en plastique, où plusieurs familles peuvent habiter ensemble. Pour l’exactitude, 79 grandes tentes ont été montées: 21 de 80 m2 et 58 de 160 m2. Il faut également ajouter une centaine d’autres tentes abritant une seule famille. En plus des tentes, 116 latrines et 110 douches ont été installées. Notre camp de réfugiés est divisé en 12 quartiers. Chaque quartier a un responsable, aidé de deux conseillers. Un comité, composé d’un président, d’un secrétaire général et d’un surveillant, préside et organise chaque activité et mouvement à l’intérieur du camp. Une équipe de vigilance pour la nuit et une autre pour le jour (avec un brassard rouge au bras et un chapelet bleu au cou) s’occupent de la sécurité 24 heures sur 24. Deux autres équipes sont chargées de la propreté des services hygiéniques, des douches, de la propreté du camp et du ramassage des ordures. Imaginez une moyenne de 10 000 personnes qui font une sorte de pique-nique pendant 5 mois dans votre jardin: des tonnes d’ordures sont inévitables et l’herbe n’est plus qu’un souvenir. En outre, de nombreuses rigoles d’écoulement ont été créées pour éviter l’inondation des tentes durant les pluies torrentielles. Une autre équipe encore, formée de jeunes bien musclés, s’occupe du déchargement des vivres. Toutes les deux semaines en effet, la Croix Rouge Internationale dépose dans un des deux cloîtres du couvent, quelque chose comme 16 tonnes de riz, 6 tonnes de haricots, 2800 litres d’huile et 12 grands sacs de sel. Enfin, un conseil de 10 sages – hommes et femmes – joue un rôle important de contrôle de toutes les activités. Il y a aussi un terrain de jeux pour les enfants, un dispensaire médical et une école. Le marché est toujours « en bonne santé » et il y a même des tailleurs, des cordonniers, des menuisiers et des mécaniciens. Dans la cour du couvent, nous avons installé un réservoir de 10 000 litres d’eau, qui, après avoir été rempli pendant la nuit grâce à notre pompe, est vidé le lendemain matin en moins d’une heure, avec 12 robinets.

Tous ces nombres peuvent vous donner une idée assez précise de la réalité extraordinaire qui a surgi peu à peu autour de notre couvent. Si je vous disais que nous ne sentons presque pas la présence de tous ces gens, je mentirais. Mais sûrement, depuis quelques mois les réfugiés sont presque autosuffisants et notre rôle est « limité » à recevoir les organisations humanitaires, à présider les réunions, à trouver une solution aux imprévus, à intervenir en cas d’urgence, à résoudre les litiges et à aider les réfugiés les plus pauvres… Notre camp de réfugiés est comme une voiture parfaite que nous avons appris à conduire jour après jour, bien que personne n’ait eu un permis de conduire pour une voiture de ce type. De temps en temps, il y a des ralentissements ou un manque d’essence; mais ensuite ça repart… qui sait jusqu’où et jusqu’à quand.

           Il y a quelques jours, le Père Andrea est arrivé pour nous donner un coup de main. Il avait déjà été ici il y a 20 ans. Il restera au Carmel pendant un mois. Il s’est tout de suite bien intégré. Le Père Carlo, fondateur de la mission des Carmes Déchaux en République centrafricaine en 1971, est également passé nous voir. Ensuite, il a visité notre maison de noviciat à Bouar. Le Père Carlo, originaire des Langhe et âgé de 77 ans, nous rend visite tous les ans. Il écrit des livres de haute théologie et s’occupe des jardins avec la même passion. Né pour commander – mais n’ayant trouvé personne qui soit prêt à lui obéir – il a jugé bon d’obéir lui-même, toute sa vie. Il se considère comme un pauvre bouche-trou. Mais les trous, il les bouche si bien… que lorsqu’il n’est pas là, il nous manque beaucoup! Il se dit aussi froussard, ce qui n’est pas vrai. L’année dernière, pendant le coup d’Etat, il était ici. Il ne s’est pas enfui. Et même maintenant, au moment où la situation n’est guère plus calme que l’an dernier, il n’a pas eu peur et sans se faire trop prier, il est venu nous donner un coup de main (et vérifier si mes lettres étaient exactes !).

Quand je vois le miracle du Carmel, je me rappelle les paroles que Jésus a adressées à Pierre qui, tout désolé, Lui demandait quelle sera la récompense des apôtres qui ont tout quitté pour Le suivre. La réponse de Jésus – qui promet la vie éternelle, mais aussi le centuple sur cette terre, des champs, des enfants, des frères, des sœurs, etc. – je l’ai toujours considérée comme exagérée, utile seulement pour convaincre les naïfs, presqu’une tromperie astucieuse. Même les exégètes tranchent la question sommairement, en affirmant qu’il s’agit d’un « langage hyperbolique ». La vie éternelle? Soit. Mais les centaines de terres, d’enfants, de frères et de sœurs? Allez, soyons honnêtes: qui les a jamais vus? Et pourtant, en ce qui me concerne, les mathématiques de l’Evangile se sont révélées  plus généreuses que toutes mes attentes. J’ai quitté sur les collines du Monferrat, un petit lopin de terre où mon père cultive peut-être encore deux rangées de barbera. Et maintenant, me voilà dans une propriété de 130 hectares avec 15 000 palmiers à huile. J’ai choisi de ne pas avoir d’enfants. Et maintenant, selon les paramètres de l’ONU, j’en ai quelques milliers. Trente d’entre eux sont même nés dans la salle à manger ; d’autres, à mon grand embarras, continuent à m’appeler papa. J’ai quitté, il y a 24 ans, un frère et une sœur. Et maintenant, seulement ici au Carmel, j’en ai onze: une équipe de football exceptionnelle dont je suis le sélectionneur indigne…

Je serai en Italie du 7 mai au 8 juillet. J’espère vous voir et pouvoir vous remercier personnellement.

À bientôt!

Père Federico, les frères du Carmel et tous nos invités