Bulletin du Carmel de Bangui N ° 25 – Kigali-Bujumbura, juillet 2019

Amahoro!

Cette fois-ci, votre correspondant de la Centrafrique ne vous écrit pas de Bangui, mais de Kigali et de Bujumbura, respectivement les capitales du Rwanda et du Burundi, deux petits états africains, très peuplés, situés dans la célèbre région des Grands Lacs, juste en dessous de l’équateur. Chaque année, un pays de l’Afrique francophone accueille le deuxième noviciat, une formation de trois mois destinée aux candidats à la profession solennelle, c’est-à-dire l’engagement définitif dans l’Ordre. Cette année, c’était le tour du Burundi et j’ai été invité à animer une session d’une semaine. Cette occasion m’a donc permis de visiter une région de l’Afrique où je n’étais jamais allé.

La mission des Carmes au Burundi, fondée par mes frères polonais en 1971 (la même année que l’arrivée des Carmes italiens en Centrafrique), s’est ensuite étendue au pays voisin du Rwanda pour la simple raison que le dictateur du moment, un certain Bagaza, expulsait du pays tous les missionnaires. Mes frères se réfugièrent donc au Rwanda, ce qui permit une nouvelle implantation du Carmel dans ce pays. C’est vraiment le cas de dire que tout le mal ne vient pas pour nous nuire et que Dieu sait tirer du bien, même de l’arrogance des hommes.

Le Rwanda et le Burundi, deux anciennes colonies de l’Empire allemand et plus tard du Royaume de Belgique, sont un peu plus grands que le Piémont et la Lombardie réunis. Malgré une superficie vingt fois inférieure à celle de la Centrafrique, leur population est plus de deux fois supérieure à celle du pays dans lequel je vis. Nous avons l’habitude de penser que le continent noir est identique du Sénégal au Kenya jusqu’au Botswana. En réalité, chaque pays est très différent. Différente est la façon de se saluer ou de jouer du tam-tam, comme est différente aussi la manière par laquelle les femmes tressent leurs cheveux ou s’enveloppent dans des pagnes colorés.

À Kigali, situé à 1 600 mètres d’altitude et reconnu comme la capitale la plus propre de tout le continent, j’ai été accueilli par le père Gallican, qui a fait une partie de sa formation en Centrafrique. Après un bref arrêt chez nos sœurs dans la capitale, nous nous dirigeons vers le nord du Rwanda. Je suis immédiatement saisi par la beauté et l’ordre qui règnent dans le pays. Les collines, les mille collines du Rwanda, sont cultivées presque centimètre par centimètre, comme un puzzle de différentes cultures: thé, haricots, pommes de terre et, dans les vallées, le riz. Il n’y a pas de manguiers comme en Centrafrique, mais principalement des bananiers, et diverses espèces de pins, de cyprès et d’eucalyptus qui dégageant un parfum intense. Parfois, des troupeaux de vaches blanches et noires au pâturage me rappellent que le Rwanda est à juste titre connu comme la Suisse africaine. En réalité, si vous mettez des bananiers à la place des vignobles et si vous ajoutez quelques enfants dans le décor, certains paysages rappellent aussi ma région du Monferrato, en Italie. Les gens ici sont tout le temps au travail, presque silencieux, toujours disciplinés. Il semble incroyable penser que ce pays a vécu, il y a seulement vingt-cinq ans, l’un des génocides les plus sanglants que l’histoire ait jamais connu et dans lequel, en cent jours à peine, près d’un million de personnes ont été tuées et beaucoup d’autres obligées de quitter le pays. Parmi eux se trouvaient les parents de Frère Léonce, un de mes jeunes en formation, et de Révocat, un très cher ami à moi, qui ont quitté le Rwanda en 1994, traversé le Congo et atteint Bangui après avoir parcouru une distance d’environ 2 000 km. Léonce et Révocat sont nés tous les deux dans les camps de réfugiés congolais de la région du Kivu et ils n’ont jamais vu la terre que leurs parents ont dû fuir. Je ramasse pour eux deux pierres du sol rwandais, dans l’espoir qu’un jour, eux aussi, ils puissent toucher et voir la terre de leurs ancêtres.

Nous arrivons le soir à Gahunga, à 2 300 mètres d’altitude, dans la région des montagnes Virunga et à une courte distance de la frontière avec l’Ouganda. La mission est située au pied du grand volcan Karisimbi, aujourd’hui éteint, dont le cratère est caché dans les nuages, à 4 500 mètres d’altitude. C’est dans ces montagnes que vivent les célèbres gorilles de montagne et que se trouve l’une des sources du Nil. Même si l’accueil de mes frères est très chaleureux, je n’ai jamais eu aussi froid en Afrique.

Le lendemain, nous nous dirigeons vers le sud et nous arrivons à Butare, l’ancienne capitale du Rwanda, une ville universitaire où se situe le siège de notre noviciat. Je rencontre ici le père Kamil, missionnaire sur ces terres, avec le père Elie, depuis 1971. Nous poursuivons ensuite vers Cyangugu où, sur les rives du lac Kivu, à proximité de Bukavu au Congo, se trouve un monastère de carmélites. Les religieuses m’ont raconté que pendant la guerre, elles avaient été évacuées en France, mais avaient fait une brève escale à Bangui, où elles avaient dormi une nuit, à deux pas du Carmel. Juste le temps de goûter le climat chaud et humide de la capitale de la Centrafrique, très différent de celui doux et tempéré du Rwanda. Si nous avions su cela à temps, cela va sans dire que nous les aurions gardées à Bangui et qu’à présent, nous aurions un monastère de nos sœurs dans ces contrées.

Nous traversons ensuite la forêt de Nyungwe qui, si elle n’est pas aussi belle que celle de la Centrafrique, est cependant habitée par différentes races de singes, qui nous surprennent souvent au milieu de la route. Après avoir contemplé des collines couvertes de plantations de thé, nous traversons la frontière et nous arrivons au Burundi.

Le paysage du Burundi est semblable à celui du Rwanda. Ici aussi, les gens travaillent dur et se déplacent à pied et surtout en vélo. Je suis tout de suite conquis par ce pays. Les couleurs du drapeau sont les mêmes que celles du drapeau italien et les marchés qui surplombent les rues me rappellent la Centrafrique. Bujumbura, capitale économique du Burundi, située sur les rives du lac Tanganyika, le plus profond et le plus longue d’Afrique, est la destination de mon voyage. Je passe ici une semaine.

En Afrique, je n’ai jamais vu un peuple aussi pieux que le peuple burundais. Les Africains sont naturellement religieux, mais les Burundais encore davantage ! Les onze “novices” viennent cependant du Burkina Faso, du Togo, du Cameroun, du Congo, du Madagascar et de la Centrafrique. Le thème de la session est une introduction à la lecture du Chemin de perfection, l’œuvre la plus pédagogique de Sainte Thérèse d’Avila, une sorte de magna charta du Carmel réformé. Quelqu’un l’a justement défini comme l’Évangile de Thérèse. Cette ouvrage nous apprend à nous aimer les uns les autres, à être humbles, à bien prier, à aimer l’Église. C’est un texte écrit en Espagne en 1500 et destiné à des religieuses cloîtrées. Je relève le défi – passionnant !- de le relire, parmi les hippopotames du lac Tanganyika, avec mes frères africains, futurs apôtres dans un monde en feu et dans une église en pleine tempête au 21ème siècle, comme elle l’était déjà au 16ème siècle. Comment Thérèse – qui, avant mourir, souhaitait ardemment que ses frères puissent arriver un jour en Afrique – aurait-elle pu imaginer que ce qu’elle était en train d’écrire serait lu, cinq siècles plus tard, dans ces régions-là.

Avant de reprendre l’avion pour Bangui, j’ai juste le temps de me rendre à Gitega, récemment promue capitale politique du pays. Ce court voyage me permet de découvrir ce pays : considéré comme un pays pauvre, il montre sans aucun doute des signes de développement que j’aimerais bien voir dans ma chère Centrafrique. À Gitega, accueilli chez mes frères, j’ai la chance de rencontrer une trentaine de mes sœurs, rassemblées pour une formation, et venant de onze monastères d’Afrique. Quelle excellente occasion, bien inattendue, de plaider, lors de la brève mais intense rencontre avec elles, en faveur de la fondation d’un monastère en Centrafrique, ce que nous attendons depuis tant d’années!

Courage, mes sœurs: nous vous attendons à Bangui! La capitale spirituelle du monde – comme l’a baptisée le Pape François – ne peut se passer de vous !

Au Burundi, lorsqu’un homme demande une jeune fille en mariage, la première question que celle-ci pose à l’aspirant, c’est de savoir s’il a au moins un vélo. Si la réponse est oui, le mariage peut être conclu. Les femmes occidentales sont certainement plus exigeantes, m’a appris ma mère. En 1969, toutefois, elle se contenta d’une Fiat Cinquecento. Au Burundi, cependant, j’ai vite compris à quel point cet élément est important, pour l’équilibre du couple, en observant des dizaines d’hommes qui, pédalant sur les routes, transportent leur femme assise derrière, les jambes jointes d’un côté (un peu comme Gregory Peck et Audrey Hepburn, si vous me permettez cette digression cinématographique, sur la Vespa dans le film Vacanze Romane). Les vélos burundais sont certainement plus chargés que la Vespa des stars d’Hollywood. Ils n’utilisent pas d’essence et souvent les montées sont si raides, et la charge est si lourde, qu’il est nécessaire de descendre et de pousser le véhicule ensemble et à pieds. En regardant ce spectacle, je pensais à mes parents qui, depuis cinquante ans, non pas sur les collines du Burundi, mais sur celles du Monferrato, poussent la bicyclette de leur mariage, sur laquelle, entre temps, sont montés enfants et petits-enfants.

Et peut-être que c’est la même chose pour nous tous. Entre montées et descentes, paysages plus ou moins beaux, charges légères et charges inattendues, nous poussons notre vélo, heureux et souvent un peu fatigués, qui sait depuis combien d’années.

Amahoro! Paix!

Père Federico