Nouvelles du Carmel de Bangui n° 16 – le 23 décembre 2016
Chers amis,
Je suis presque sûr de deviner votre première question: « Combien de réfugiés y a-t-il au Carmel en ce moment? ». Avant de répondre à cette question légitime, je vais vous dire combien il y a de frères. Leur nombre a heureusement plus augmenté que le nombre des réfugiés.
Depuis septembre, notre communauté est formée de 21 personnes: 4 pères, 11 frères étudiants, 1 postulant et 5 pré-novices. Nous n’avions jamais été aussi nombreux ! Il y a tout d’abord un père de plus: le Père Arland venu aider notre communauté après avoir terminé ses études en Italie. Le nombred’étudiants a presque doublé avec l’arrivée de 6 jeunes frères ayant achevé leur noviciat à Bouar et qui commencent leurs études au Carmel. L’âge moyen est de 26 ans ; nous sommes probablement l’une des plus jeunes communautés de l’Ordre. Heureusement que le Père Anastasio, fondateur duCarmel, rend parfois visite à sa mission la plus aimée. Avec ses presque 80 ans, il fait monter la moyenne d’âge… mais lorsqu’il s’agit d‘enthousiasme,d’initiative et d‘amour pour l’Afrique, personne n’arrive à le battre!
Cette augmentation soudaine de la famille et la perspective que dans l’avenir, le nombre peut encore s’accroitre, nous ont forcés à faire des travaux et quelques achats pour accueillir les nouveaux arrivants: 6 nouvelles chambres, lits, armoires, tables dans le réfectoire, chaises pour la salle du chapitre et pour la récréation. Un grand merci à ceux qui nous ont aidés à prendre en charge les frais. Nous savons bien – et cela nous fait souffrir – qu’en Europe, les couvents et les séminaires ont des problèmes bien différents. Ici en revanche, nous sommes souvent obligés d’héberger deux frères dans une chambre. Le Carmel centrafricain vit un moment de grâce et de bénédiction spéciale du Seigneur. C‘est un grand privilège d’être ici en ce moment, mais c’est aussi une grande responsabilité. La formation de ces jeunes reste notre première mission dans ce jeune cœur de l’Afrique et de l’Église; une mission à laquelle nous travaillons tous les jours et qui exige de la patience… mais c’est aussi une mission bien amusante!
La situation dans le pays est encore précaire, en particulier dans certaines villes. Cependant dans la capitale, au moins au cours des deux derniers mois, il n’y a pas eu d’affrontements importants. Il n’en a pas été ainsi dans les mois précédents, lorsque la trêve miraculeusement commencée après la visite du Pape François, a été sérieusement menacée par des morts, trop de morts, pour ce que nous pensions être le début de la paix.
Le quartier Km 5 de Bangui reste une enclave dont les musulmans sortent très rarement et que les chrétiens traversent avec hâte, comme s’ils voulaient s’excuser de déranger. Autour de cette enclave, s’étend un grand anneau inhabité, une sorte de no-man’s-land, où les signes de la guerre sont clairement visibles. A cet endroit, il y a un peu plus de trois ans, les chrétiens et les musulmans vivaient en paix. Aujourd’hui, tout le monde semble être otage de l’autre. Il n’y a que maisons détruites ou brûlées, toits en ruine, herbe haute et carcasses de voitures. La paroisse Saint Michel est en ruines. Avant, chaque Centrafricain se sentait chez soi au Km 5; aujourd’hui, on a l’impression de devoir demander la permission pour pouvoir y entrer et les gens se saluent avec un sourire de méfiance mutuelle. Le terrain de football, que l’on peut considérer comme un thermomètre infaillible montrant l’intensité de la fièvre de la guerre, est encore désert, sans joueurs ni spectateurs.
Il y a quelques semaines, l’opération Sangaris de l’armée française s’est terminée. Elle a eu le grand mérite d’éviter un bain de sang (en décembre 2013, la menace de génocide était plus que réelle) et d’avoir amené le pays à des élections presque parfaites. En fait, personne n’a contesté le résultat ni remis en question la légitimité du nouveau président. Ce n’est pas un mince exploit, compte tenu de la situation difficile dans laquelle le pays était plongé et en comparaison avec d’autres réalités africaines.
Maintenant, le relais est passé dans les mains des 12 000 soldats de l’ONU qui viennent de différents pays du monde et qui seront déployés dans tout le pays malgré les coûts élevés que cela entraine. Malheureusement, les casques bleus sont souvent critiqués pour leur inaction, sinon leur complicité avec les rebelles encore actifs dans le nord. Il y a eu des protestations demandant leur départ et la formation d’une véritable armée centrafricaine(pratiquement inexistante depuis trois ans). Bien que je ne sois pas particulièrement compétent en la matière, je crois que si l’ONU n’était pas là, la situation serait bien pire et qu’une armée nationale efficace et responsable ne peut pas être créée aussi rapidement que l’on croit. Il faudra du temps pour que la situation en Centrafrique devienne stable à long terme: un rien suffit pour commencer la guerre mais revenir à la paix exige du temps, de la patience et du courage ; sans parler de personnalités capables de diriger les énergies et les ambitions les meilleures du pays. Malheureusement, le nouveau président Touadera n’a pas encore réussi à amener le pays au tournant, comme on l’espérait. Mais il est encore trop tôt pour faire le bilan et personne ne peut honnêtement croire que sa tâche soit facile. Au moins deux signes importants de la paix sont visibles dans la ville de Bangui: la régularité des cours dans les écoles et l’ouverture de plusieurs chantiers de construction ou de réparation des bâtiments, des routes et des ponts. Des centaines de jeunes auparavant au chômage, font leurs études ou travaillent (en recevant pour la première fois de leur vie un salaire). Les écoles et les chantiers font travailler les jeunes qui avant et pendant la guerre, étaient un réservoir de mécontentement dans lequel les rebelles pouvaient facilement recruter de nouveaux membres pour déstabiliser le pays. Tout simplement, si une personne étudie ou travaille, elle a moins l‘envie et le temps de faire la guerre. L’archevêque de Bangui l’a dit assez clairement: « Un jeune qui ne va pas à l’école est un futur rebelle. »
En ce qui concerne la question sur le nombre de réfugiés restés au Carmel, selon le dernier recensement que nous avons effectué, il y en a environ 3 000. Ils étaient 10 000 en 2014… mais ils sont toujours assez nombreux. Ils forment un véritable village autour du couvent. Un journaliste visitantCarmel a défini notre camp de réfugiés comme un « microcosme emblématique de la crise dramatique encore en cours en République centrafricaine ».
Beaucoup de réfugiés ont pu rentrer dans leurs maisons, en acheter ou reconstruire une ailleurs. Cela signifie que dans les quartiers de Bangui, il y a environ 7 000 personnes – peut-être même plus – qui ont passé au Carmel quelques semaines, quelques mois ou même un, deux ou trois ans. Lorsque je marche dans les rues du centre ou du Km 5, il m’arrive souvent que quelqu’un reconnaît mon visage et crie: « Bwa Federico, mbi lango na Carmel! Zone ti mbi 7! (Père Federico, j’ai dormi au Carmel! Dans la zone numéro 7!) » Certains, dans un élan de gratitude excessive, soulèvent fièrement leurs enfants en disant: « So molengue ti mo! (Voici ton fils!) » Heureusement, grâce à la couleur foncée de la peau du bébé, je m’en sors toujours des interprétations malveillantes… Mais inévitablement, la pensée va avec un peu de nostalgie, vers ces jours fantastiques où nous avons aménagé une salle d’accouchement dans notre réfectoire et de nombreux enfants dormaient dans l’église ou jouaient dans la salle capitulaire.
Évidemment, la majorité des habitants de notre camp de réfugiés sont les enfants. N’oubliez pas que tous ceux qui ont moins de trois ans sont nés ici, tandis que ceux qui en ont seulement un peu plus – et qui sont arrivés chez nous sur le dos de leur mère en fuite – ont appris à marcher et à parler ici auCarmel. Pour tous ces enfants, qui n’ont peut-être pas encore vu la ville, le monde et le Carmel sont la même chose: un village avec des tentes en plastique et en bois, des palmiers et de la terre rouge autour d’un couvent de briques habité par des hommes qui n’ont ni femmes ni enfants et auxquels on s’adresse lorsqu’il y a un problème pour trouver la solution.
En parlant des enfants, je vais vous dire (mais, s’il vous plaît, pas un mot, sinon vous allez nous gâcher la surprise) que demain après-midi, une autre opération française (en coopération avec la Suisse) va commencer : l’opération Toblerone. L’opération Sangaris avait pour but de calmer les grands, l’opération Toblerone a pour but de rendre les enfants heureux. Il y a quelques jours, 150 kg de barres de chocolat (sains et saufs, malgré des températures certainement pas suisses!) sont arrivés au Carmel et seront le cadeau de Noël pour tous nos enfants. C’est le quatrième Noël que nous célébrons en compagnie de nos amis. J’ai toujours rêvé de pouvoir donner, au moins une fois, à tous les enfants du Carmel quelque chose de bon qu’ils n’ont jamais vu et goûté. Ils ont perdu leurs maisons et bien d’autres choses, mais pas leur appétit! Un grand merci à ceux qui nous ont permis d’obtenir ce cadeau grand et doux!
Je conclus avec un autre rêve; c’est ce que je vous souhaite mais surtout à la Centrafrique.
Ketenguere, qui signifie « petit prix », est l’une des intersections les plus achalandées à Bangui pour la vente d’aliments et pour trouver un moto-taxi. Elle est située près du Km 5 et se trouve à seulement 3 km du Carmel. C’est ici que lors des phases les plus dramatiques de la guerre, les pneus étaient brûlés et les barricades érigées. Ketenguere a servi plusieurs fois de frontière insurmontable: d’une part la guerre, de l’autre la peur. À quelques mètres de cette intersection, un minibus vert (que vous pouvez voir sur l’image) a été abandonné. Aujourd’hui, il y est presque bloqué, il n’a plus de roues et il est en très mauvais état. Mais, comme il arrive souvent sur les moyens de transport en commun à Bangui, il porte une inscription, qui est aussi un grand défi : « Savoir pardonner ». Avec le début de la guerre, le moteur s’est éteint, personne n’a plus essayé de l’allumer, personne n’a plus eu le courage de monter… et, inévitablement, peu ont relevé le défi de savoir pardonner. L’état dans lequel se trouve ce moyen de transport me rappelle la situation dans laquelle se trouve la Centrafrique.
Et voici mon rêve. J’aimerais que ce fourgon sans gasoil, sans roues et surtout sans chauffeur et sans passagers, puisse redémarrer. Je voudrais que notre courageux archevêque, le nouveau cardinal Dieudonné Nzapalainga, s’asseye au volant. Il est sûrement la personne qui plus qu’aucune autre, ne s’est jamais fatiguée de demander aux Centrafricains de « savoir pardonner », en les suppliant de sortir du tourbillon de la vengeance. À bord, je ferais monter les enfants de Bangui. Comme la batterie sera certainement déchargée, après une si longue période, nous aurons besoin d’être poussés pour faire démarrer le moteur; derrière alors, je mettrais les jeunes de Bangui et je leur demanderais de pousser de toutes leurs forces et énergie. Et une fois le moteur allumé, je rêve que cette belle caravane puisse traverser le Km 5… pour continuer ensuite jusqu’à Bambari, Bocaranga, Bria… et si vous en avez besoin, même jusqu’à vous.
Voici ce que je voudrais vous écrire sur la carte de vœux de Bangui: que chacun de nous ait l’audace de monter dans ce bus et de choisir comme destination un endroit où quelqu’un attend notre pardon. Il y a assez de carburant pour arriver là où nous n’avons pas eu, au moins pour l’instant, la force et le courage d’aller. Avec l’humble conscience que Quelqu’un, juste pour nous rendre irrévocablement pardonnés, n’a pas eu peur de se vêtir de notre chair et de monter en premier sur ce bus du pardon et de la paix.
Joyeux Noël!
Père Federico Trinchero
Ci-dessous le lien de l’épisode du 22 décembre du programme Today (TV 2000) consacré à la Centrafrique et au Carmel:
Leave a Reply