Nouvelles de Bangui n° 12 – le 14 octobre 2014
Chers amis,
Plus de cinq mois se sont écoulés depuis ma dernière lettre. Me revoilà aujourd’hui avec quelques nouvelles du Carmel de Bangui. Si vous pensiez vous être débarrassés de mes lettres – et de nos 6.000 réfugiés – je dois vous décevoir: nos invités sont presque tous ici autour du couvent et ces derniers jours, leur nombre a même légèrement augmenté.
Permettez-moi tout d’abord de vous dire un grand merci pour l’attention avec laquelle vous suivez les événements en Centrafrique, la mission, nos jeunes en formation et nos réfugiés. Lors de mon congé en Italie, j’ai pu rencontrer beaucoup d’entre vous. La passion, la prière et la générosité avec lesquelles vous nous accompagnez m’ont vraiment touché. Selon moi, la chose la plus difficile pour un missionnaire est de dire « non » à la demande d’un pauvre.Grâce à votre aide, notre travail devient plus facile, car vous nous permettez de dire de nombreux « oui » tous les jours. Un malade qui doit subir une intervention chirurgicale ou qui ne peut pas payer ses médicaments, une femme qui ne peut pas se permettre d’accoucher à l’hôpital, un enfant qui n’a pas d’argent pour les frais de scolarité ou un jeune qui voudrait s’inscrire à l’université, une maman qui voudrait lancer une petite entreprise, un père qui veut reconstruire la maison détruite par la guerre, un réfugié qui veut rejoindre sa famille dans le village natal, un pauvre qui a faim… voilà ceux qui bénéficient de votre aide. Nous ne méritons pas tant d’estime et de confiance. Merci, vraiment merci, de ma part et de la part de tous mes confrères.
Entre-temps, il y a eu plusieurs événements. À la fin du mois de mai, les affrontements qui ont commencé dans la zone du kilomètre 5 – zone avec la plus forte tension en ville, une sorte d’enclave impénétrable et le quartier d’où viennent nos réfugiés – ont dégénéré et certains combattants sont entrés dans le périmètre de la paroisse de Fátima, à quelques kilomètres du Carmel, causant plusieurs morts, dont un prêtre. Cet incident a provoqué une augmentation temporaire du nombre de réfugiés dans notre mission. Le 23 juillet, un accord a été signé à Brazzaville qui prévoyait la cessation des hostilités entre les différents groupes rebelles. Malheureusement, cet accord a été violé à plusieurs reprises et dans différentes parties du pays, en particulier à Batangafo, à Bambari et même à Bangui, il y a eu de nouvelles violences avec des morts et des blessés. Le 20 août, à Bangui, il y a eu des coups de feu alors qu’on n’en entendait plus depuis quelques mois, mais heureusement, cela n’a pas augmenté le nombre de réfugiés. Malheureusement, il y a quelques jours, la situation s’est encore détériorée et la ville est restée paralysée sous les tirs des factions opposées pendant presque une semaine. En voyant arriver les gens fuyant leur quartier, nous avons eu par moments l’impression de revivre les pires jours de décembre dernier. Une femme âgée, apparemment incapable de courir comme les autres, est arrivée au Carmel sur une charrette poussée avec force par un enfant. Elle avait une expression égarée; elle ressemblait à une reine soudainement destituée de son petit royaume, assise sur une carrosse de misère et de peur.
Le 15 septembre, la mission de maintien de la paix des Nations unies (MINUSCA) a officiellement commencé avec un déploiement important de forces. Cette mission – assurée par 12.000 hommes et qui va durer assez longtemps – s’étendra sur l’ensemble du pays et comportera une intervention non seulement militaire, mais aussi dans le domaine de l’administration de la justice. L’impunité est en fait l’un des fléaux qui affligent le pays. Je voudrais également vous informer – avec une certaine fierté – de l’arrivée d’un petit contingent italien opérant au sein de la mission militaire de l’Union européenne (EUFOR RCA). Il est formé par cinquante militaires du 8ème régiment de la brigade parachutiste «Folgore», dirigée par le lieutenant-colonel Mario Renna, chasseur alpin de la brigade «Taurinense». Ils s’occuperont d’urgence des travaux d’entretien sur les routes défoncées de la capitale.
Il y a des nouvelles aussi dans le couvent. En juillet, il y a eu un petit coup d’État, mais sans blessés ni pillages. Tous les trois ans, le Chapitre se réunit, les tâches sont redistribuées et il peut y avoir des changements. Mais puisqu’on ne change pas une équipe qui gagne, peu de rôles ont changé. Le Père Mesmin n’est plus sous-prieur mais prieur, le soussigné est resté maître des étudiants et le Père Matteo est devenu maître des pré-novices et économe. Le groupe d’étudiants a subi aussi quelques modifications. Le frère Christo et le frère Rodrigue sont partis pour Yaoundé au Cameroun, où ils poursuivront leurs études en théologie et le frère Michaël est parti pour le séminaire de Yolé à Bouar pour une année d’expérience pastorale. Avant de quitter le Carmel, ces trois étudiants ont passé l’examen final de philosophie. L’examen a eu lieu dans la bibliothèque du séminaire majeur de Bangui, plongé dans un camp de réfugiés semblable au nôtre. Il était étrange d’entendre mes confrères débattre de Spinoza, Kant et Sartre au milieu des abris, du linge étendu et des enfants qui chahutent. À un certain moment, même une petite chèvre est entrée dans notre « aula magna »; mais n’étant pas particulièrement intéressée par nos discussions académiques sur les concepts de substance, d’impératif catégorique et de liberté, elle a préféré se diriger vers des pâturages plus concrets. Il y a quelques jours, le frère Régis-Marie, fraîchement sorti du noviciat, est arrivé pour se joindre aux étudiants restés au Carmel: le frère Félix, le frère Martial et le frère Jeannot-Marie. Il y a aussi eu des changements dans le pré-noviciat. Benjamin, Salvador et Léonce sont rentrés à Yolé pour terminer leurs études secondaires; à leur place, quatre jeunes recrues sont arrivées: Gérard, Philémon, Michaël et Hubert. Nous sommes onze en tout, une bonne équipe, prête à affronter la nouvelle année. Et juste pour rester dans le sujet, je dois vous informer qu’il y a quelques semaines, mes confrères, aidés par quelques réfugiés, ont affronté sur le terrain de football du couvent rien moins que les soldats français de l’opération Sangaris. Le match – avant lequel nous avons entendu les deux hymnes nationaux – a été joué avec fair-play, bien que les réfugiés aient supporté plutôt l’équipe du Carmel qui a remporté le match 4 à 1. Il peut sembler étrange, presque fou, de s’accorder le plaisir d’un match de football en temps de guerre. Mais l’inverse est vrai. En temps de guerre, chaque occasion est bonne – et le sport est certainement une bonne occasion – pour promouvoir la réconciliation et pour faire quelque chose de normal, par exemple courir derrière un ballon. Les soldats français ont également eu la brillante idée de porter un T-shirt avec l’inscription: « I yeke oko! » (« Vous êtes un! ») Un appel clair à la réconciliation et à l’unité en ces temps de luttes fratricides entre chrétiens et musulmans.
Quant à la vie dans notre camp de réfugiés, tout va plutôt bien. La seule nouveauté est que depuis quelques mois, la communauté est directement impliquée dans la distribution des vivres. En effet, en janvier, nous avons confié la gestion des vivres aux responsables de différents quartiers. Malheureusement, nous nous sommes aperçus que l’aide alimentaire n’était pas distribuée de manière équitable, que les responsables en profitaient au détriment des autres et que de grandes quantités de nourriture n’arrivaient pas jusqu’aux réfugiés mais finissaient sur le marché. Évidemment, la communauté ne pouvait pas être complice de cette injustice. Lors d’une réunion avec les responsables des quartiers, le P. Mesmin a expliqué qu’à partir de maintenant, on changeait la méthode et que la communauté participerait de nouveau à la distribution. À un certain moment, le P. Mesmin me demande de prendre la parole. Et ici, que Dieu me pardonne, je fais le discours le plus communiste de ma vie: « Nous sommes tous égaux. Ici, cependant, il y a des personnes qui reçoivent 50 kg de riz chacun, tandis que beaucoup n’en reçoivent que 3 kg. Ce système ne peut pas continuer. Tous doivent en recevoir au moins 10 kg. » L’auditoire n’applaudit pas; il y a même des signes d’inquiétude. Il est évident que beaucoup appartiennent à ceux qui accaparent 50 kg de riz, c’est-à-dire un sac par personne. Nous ne nous laissons pas décourager et nous décidons de continuer. Le P. Mesmin va dans la cour où se trouvent les vivres qui doivent être distribués et remet à chaque responsable la quantité prévue pour sa zone, selon le tableau préétabli. Mes confrères et moi, munis du même tableau, nous nous rendons dans les différentes zones et nous vérifions si la quantité de nourriture prévue arrive effectivement à destination. Nos réfugiés, voyant toute une patrouille de frères entrer en action avec détermination, comprennent nos intentions: à partir d’aujourd’hui, la distribution se fera de manière différente. D’habitude, quand je traverse le camp, les enfants se mettent à courir pour venir me saluer et leurs mamans ne les en empêchent pas. Mais aujourd’hui, les mamans retiennent leurs enfants en disant: « Laso bwa Federico a yeke sara kwa ti ngangu. I zia lo. » (« Aujourd’hui, Federico fait un travail difficile. Ne le dérangez pas. ») À un certain moment, nous nous rendons compte que deux sacs de haricots ne sont pas arrivés dans une zone. J’informe tout de suite le Père Mesmin. Et le père prieur trouve une solution autant rapide qu’efficace: « Tant que ces deux sacs ne reviendront pas là où ils devraient être, on ne commencera pas la distribution aux familles. » Ce qui équivaut à dire: « Ou on trouve le voleur, ou bien on ne mange pas. » L’honneur blessé du chef de la zone pris en flagrant délit s’en est ressenti, sans doute moins que les 500 réfugiés dont il était responsable et qui seraient restés à jeun. En quelques minutes, les très efficaces services secrets de notre camp identifient les voleurs qui étaient déjà en route vers le marché du quartier avec le butin. À la grande joie de tous les réfugiés, les deux sacs retournent dans le camp. Les femmes me saluent en levant le pouce: « Merci mon père! Bon travail mon père! » La première fois, nous avons mis trois jours pour tout distribuer; maintenant, cela nous prend une journée… même si ensuite, nous déjeunons presque à l’heure du dîner. « Et les responsables du quartier – vous allez me demander – que vous avez privés de tout leur commerce, comment ont-ils réagi? » Eh bien, ils avaient plus ou moins l’air des joueurs du Brésil après avoir affronté l’Allemagne lors de la dernière Coupe du monde. Et l’un des responsables du quartier m’a même dit: « Père, avec ce système, il est impossible de voler. » Mission accomplie alors! Lors du dîner, le père prieur remercie tous pour le travail fait et pour avoir sauvé l’honneur de la communauté. Mais nous regrettons que pendant quelques mois, certains des réfugiés les plus pauvres aient pu penser que nous n’étions pas de leur côté. Toutefois, si la cote de popularité des frères atteignait déjà de bons scores, elle est montée en flèche après cette opération.
Quand je vois nos réfugiés soulever les sacs de riz, je pense spontanément à la situation dramatique du pays. Les Africains font ce simple geste avec la beauté et la précision d’un pas de danse. Un rapide regard d’entente entre deux personnes suffit; puis les deux soulèvent le sac. Lorsqu’il est suffisamment élevé, plus haut que leur taille, l’une d’entre elles baisse un peu sa tête pour recevoir tout le poids. Puis elle marche, elle court même, en portant le sac de riz sur la tête, sans presque aucun effort. En ce moment, la Centrafrique essaie de soulever un poids énorme, supérieur à ses forces. Nombreux sont ceux qui l’aident: le Sangaris, la Minusca, l’EUFOR, l’ONU, de nombreuses ONG, l’Église et vous aussi. Elle n’y arrivera pas toute seule. Lâcher prise en ce moment serait lâche et la Centrafrique pourrait succomber sous un fardeau trop lourd. Mais le jour viendra – il doit arriver et espérons qu’il n’est pas trop loin – où la Centrafrique, après avoir baissé la tête, pourra marcher, pourra même courir, toute seule avec son poids sur la tête.
Demain, tout l’Ordre du Carmel ouvrira les célébrations du cinquième centenaire de la naissance de Sainte Thérèse d’Avila. Sans le courage et l’amour pour le Christ de cette femme espagnole du XVIème siècle, nous ne serions pas ici aujourd’hui. Dans un monde en flammes, Thérèse voulait que les monastères de ses moniales et les couvents de ses frères deviennent des remparts d’oraison, de vie fraternelle et d’amour pour l’Église. Le monde est en flammes, peut-être plus qu’avant, surtout ici. Nous essayons de marcher sur ses pas, fils peut-être indignes, même un peu dissipés, mais toujours amoureux d’une Madre si extraordinaire.
Je vous embrasse et je vous souhaite un bon centenaire!
Père Federico, les frères du Carmel et tous nos invités
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