Nouvelles du Carmel de Bangui n° 13 – le 18 janvier 2015

Très chers amis,

Il est désormais un peu tard pour vous offrir un conte de Noël, mais ici au Carmel de Bangui, depuis plus d’un an, c’est comme si c’était toujours Noël. Pour cette fois, les enfants seront les acteurs principaux de ce que je vous raconterai.

Dans la matinée du 5 décembre 2013, vers la fin de la Messe, des coups d’armes lourdes se sont entremêlés au chant de nos prières. Ce jour-là, en plus des pillages et des maisons incendiées, 500 personnes ont été tuées dans les quartiers de la ville. Nous ne savions pas encore que ces coups de feu allaient changer nos vies de manière considérable aussi longtemps. Peu après, des milliers de personnes arrivèrent dans notre couvent. Sans que nous nous en rendions compte, notre couvent s’était soudainement transformé en une grande crèche. Cette crèche est encore là. Bien que le nombre de santons ait diminué, il y en a encore environ 4 000 qui nous reste très attachées. De temps en temps, nous nous souvenons avec nostalgie de ces premiers mois au cours desquels les enfants dormaient dans notre église, les femmes accouchaient dans le réfectoire, et que nous mangions du riz et des haricots dans le couloir de nos chambres. Cela n’arrive pas tous les jours – et surtout, cela n’arrive pas dans tous les couvents – de se lever le matin, de s’approcher du réfectoire et de demander au médecin: « Combien d’enfants sont nés cette nuit? » Ensuite, toujours au sujet des enfants, comme il est impressionnant de les voir grandir. Vous souvenez-vous de Jean de la Croix, le premier enfant né au Carmel le 13 décembre 2013, dans l’église du couvent? Aujourd’hui, il marche et balbutie quelques mots. Qui sait, combien il sera beau, un jour, de lui raconter son histoire?

Nous sommes étonnés nous-mêmes d’être arrivés jusqu’à présent, à concilier les exigences plus ou moins fortes d’un couvent de Carmes, avec les exigences tout aussi légitimes de milliers de réfugiés. Aujourd’hui, nous sommes tellement habitués à leur présence que nous nous demandons comment nous occupions nos journées avant leur arrivée, quand nous étions un « couvent normal ». Nous voudrions presque suggérer à chaque couvent ou monastère d’accueillir quelques réfugiés, ne serait-ce que pour quelques mois, pour expérimenter le bien que produit leur présence sur la vie de communauté, pour retrouver l’enthousiasme et repartir avec un nouvel élan.

Depuis environ trois mois, la situation dans la capitale est sans aucun doute plus calme. Mais il est trop tôt pour dire que la paix est enfin arrivée; ils ne sont peut-être que fatigués de faire la guerre. Malheureusement, il y a encore des zones, dans le nord, où les affrontements et les tensions ne manquent pas. Entre-temps, les 12 000 soldats de l’ONU sont en train de se déployer partout dans le pays. Une conférence de paix est prévue, et si Dieu le veut, les élections tant attendues auront lieu avant la fin de l’année.

La vie de notre camp de réfugiés poursuit son rythme habituel. Le seul grand changement est la réinstallation de nombreuses tentes qui ne sont plus attachées au couvent, mais qui se trouvent maintenant un peu plus loin (c’est-à-dire environ 30 mètres). Nous regrettons un peu de ne plus les avoir près de nous comme avant. Les réfugiés ont donné à leurs nouvelles tentes des noms ambitieux, comme « Arche de Noé », « Temple de Salomon », « Maison Blanche »… La Croix-Rouge internationale a fait un recensement méticuleux avec des outils de haute technologie. Chaque chef de famille a reçu une carte avec des photos et un code-barres. Selon ce recensement, il y aurait plus de mille cellules familiales dans notre camp de réfugiés. Au cours des prochains mois, nous allons commencer des démarches pour faciliter le retour des réfugiés dans leur quartier d’origine. Nous espérons qu’ils pourront célébrer le prochain Noël dans leurs maisons et non sous des tentes en plastique.

Nous avons pensé que la meilleure façon de célébrer l’anniversaire du 5 décembre serait une messe pour les défunts: les victimes de la guerre, ceux qui sont morts pour construire la paix et ceux qui sont morts de maladie ici chez nous, des personnes âgées et plusieurs enfants. Nous nous sommes rappelés également de tous ceux qui nous ont aidés et nous avons remercié le Seigneur pour tous les enfants qui sont nés au Carmel. La messe a été présidée par le père Mesmin et j’ai prononcé l’homélie. Lorsque j’ai remercié les réfugiés de nous avoir obligés à vivre l’Évangile, j’en ai été très ému. Lors de l’offertoire, nos invités nous ont préparé une belle surprise, un peu comme s’ils voulaient nous offrir leur contribution et nous supplier de continuer un peu, encore un peu, ce miracle de la multiplication des pains commencé il y a un an. Tous les responsables des différentes zones du camp ont organisé une danse et ont apporté des cadeaux non pour les pauvres, mais pour la communauté: du pain et du vin (qu’ils avaient achetés eux-mêmes!), des poissons, des œufs, des bananes, des tomates, des concombres et des tissus colorés (qui seront transformés en douze chemises – une pour chaque frère)… Combien cet offertoire avait la saveur de l’Évangile! Faire un don à un pauvre est quelque chose de beau, qu’il faut encourager et auquel nous sommes habitués, qui donne le sentiment d’être un sauveur du genre humain et qui procure la paix de l’âme; mais recevoir un don d’un pauvre est une chose bien différente, qui arrive quand on s’y attend le moins, qui te donne la chair de poule et les larmes aux yeux.

Dans ma lettre précédente, je vous avais informés que nous allions bientôt célébrer le cinquième centenaire de la naissance de notre fondatrice, Sainte Thérèse de Jésus. Chaque Carme et chaque carmélite dignes de ce nom est moralement obligé de faire un cadeau à celle que nous appelons simplement, lorsque nous sommes entre nous, « la sainte Mère ». En ce qui nous regarde, cela a été plutôt facile. Dans la soirée du 14 octobre, veille de la fête de Sainte Thérèse, un couple vient au couvent pendant que nous sommes en récréation. Bien que je ne sois pas médecin, le ventre et les lamentations de la femme me font immédiatement comprendre de quoi il s’agit. Quelques secondes plus tard, je suis déjà au volant de notre vieille Mitsubishi L200, tandis que mes confrères comme s’ils lisaient dans mes pensées, me saluent en disant: « Souhaitons que ce soit une fille, ainsi on pourra l’appeler Thérèse ». Malgré l’état de la route, j’essaie d’aller le plus vite possible: il ne nous manquerait plus qu’un accouchement dans la voiture! Lorsque nous arrivons, je me présente: « Je ne suis pas le père de l’enfant, mais un père du Carmel ». Les infirmières éclatent de rire et accompagnent la femme dans la salle d’accouchement. La naissance n’est pas imminente, je reviens donc au couvent. Le lendemain matin, le papa vient m’informer de la naissance d’un garçon et, il me prie, avec insistance, de donner un nom à l’enfant. Je lui demande pourquoi y tient-il autant ? « Mon père, vous aussi vous avez souffert pour le mettre au monde ». Les douleurs de l’accouchement mises à part, il a un peu raison. « Et puis, mon père, c’est mon neuvième enfant. Avec tout ce que vous, les frères, avez fait pour nous, je peux renoncer à ce privilège ». Sur ce point aussi, il a raison. Mais quel nom lui donner? Thérésien? Teresianum? Soudain j’ai une idée. « On pourrait l’appeler Joseph ». Thérèse vouait une grande dévotion à ce Saint. Je suis sûr que notre cadeau lui fera plaisir! « C’est bien, mon père! C’est aussi le nom de mon papa ». Et je me rends compte que c’est aussi le nom de celui qui est devenu mon père, il y a trente-sept ans.

Lorsque Noël arrive, le rêve d’offrir un petit cadeau à chaque enfant de notre camp de réfugiés nous empêche presque de dormir. Faire un cadeau est déjà un problème même pour ceux qui ont un ou deux enfants; alors imaginez-vous pour celui qui d’un seul coup en a plus de mille. Il est vrai qu’il est plus facile de contenter les enfants africains que les enfants européens… mais même s’ils sont toujours des enfants, ils restent trop nombreux. Et ainsi, nous repoussons de notre esprit tout projet comme si c’était une pensée mauvaise. Puis vient le miracle. Apparemment, nous n’étions pas les seuls à avoir ce rêve. Dans l’après-midi du 24 décembre, une vingtaine de messieurs distingués, sérieux et bien habillés, arrivent au couvent. Ils font partie d’une association de la Centrafrique que nous ne connaissons pas. Ils descendent de leurs voitures avec cinq grandes caisses et nous disent: « Nous vous apportons 1 600 jouets pour les enfants de 1 à 5 ans. Nous vous demandons de les distribuer dès que vous le pourrez ». Puis ces messieurs distingués, envoyés on ne sait par qui, disparaissent comme ils sont venus. Cela nous semble presque irréel. Nous commençons tout de suite à organiser la distribution. Nous divisons les jouets par genre et nous remplissons 48 grands sacs. Chaque frère reçoit quatre sacs et nous sortons du couvent en file indienne. Le Père Mesmin précède la procession avec la statue de l’Enfant Jésus. Nous le suivons en portant les cadeaux, en chantant, en jouant et en dansant au rythme des tam-tams, des castagnettes et des clochettes, selon la meilleure tradition du Carmel (bien inculturée pour l’occasion). Les enfants, après un premier moment de stupeur, n’arrivent plus à rester en place. Et peu importe si cette année le Père Noël au lieu d’avoir une barbe blanche, un manteau rouge et des rennes, se soit multiplié, et soit remplacé par douze jeunes frères vêtus de brun, qui n’ont pas tous la barbe, et qui sautent comme des fous derrière la statue de l’Enfant Jésus. En un peu plus d’une heure, nous distribuons les cadeaux et nous souhaitons Joyeux Noël à tous nos réfugiés. J’avoue qu’à ce moment-là, je n’aurais voulu être nulle part ailleurs qu’ici, avec mes confrères et avec ces gens.

Ce qui suit maintenant est une interprétation sympathique de Noël, une sorte de crèche vivante, accompagnée de la lecture de l’Évangile. Nos amis ont pris quelques libertés avec le récit biblique: ceux qui font le recensement ressemblent aux membres de la Croix-Rouge, les soldats romains sont vêtus comme la Séléka et, au moment du massacre des innocents, les soldats d’Hérode sont habillés comme les anti-balaka. Il semble que tous jouent aux gendarmes et aux voleurs. Saint Joseph, qui ne dit pas un mot dans l’Évangile, est ici plutôt bavard. Il se rend chez la Vierge Marie avec une demande en mariage plutôt brève mais convaincante: « Marie, si j’ai bien compris – car, à vrai dire, je dormais – Dieu m’a dit que je devais te prendre pour épouse. Si tu es d’accord, nous devons partir tout de suite à Bethléem ». Le jeune Saint Joseph était tellement beau et enamouré que la Vierge, au moins pour cette fois, ne s’est pas fait prier!

Ensuite, nous célébrons la messe de minuit à 19 heures. Pour nous, cela est déjà un signe de paix car l’année dernière, nous avons été obligés d’anticiper la célébration à 15 heures en raison de la guerre. Le matin de Noël, la messe est très solennelle car nous allons célébrer 12 baptêmes. C’est exceptionnel, car notre église n’est pas une paroisse. Pour moi, missionnaire improvisé et un peu autodidacte, ce sont les premiers baptêmes que j’administre en terre africaine. Parmi les baptisés, il y a Jean de la Croix, Thérèse, Édith, Joseph… Le paradis carmélitain a de quoi se réjouir. Des soldats italiens, dirigés par le colonel Renna, sont aussi présents à la messe. Après la célébration, ils sortent de leurs voitures blindées des ballons, des stylos, des cahiers et des crayons de couleur offerts par les militaires de Casale Monferrato, de Turin et de Côme. Un cadeau vraiment inattendu. Comme elle est belle cette Italie, discrète et imprévisible, d’une générosité inégalable! Nos enfants sont heureux mais aussi un peu confus: aujourd’hui, le Père Noël n’est ni rouge ni brun, mais vert, il porte un gilet pare-balles, et sur la tête un chapeau bizarre avec une longue plume noire!

Mais ne pensez pas que cela soit fini, parce que ici on prend Noël au sérieux. La nuit nous prépare une autre surprise. Il est maintenant une heure et demie et nous sommes tous en train de dormir quand on m’appelle à la porte. Une femme doit accoucher. Je cours réveiller Aristide, notre aspirant et infirmier compétent. Après avoir examiné la femme, il me dit qu’on n’a pas le temps d’aller à l’hôpital, car la naissance est imminente. Alors les rôles s’inversent: Aristide devient le maître des novices et moi le novice (un peu ému, pour être honnête). En quelques instants, la salle du chapitre se transforme en salle d’accouchement. Nous avons même une trompette en bois pour pouvoir écouter le rythme cardiaque du bébé. Une femme âgée, mère de huit enfants, s’assied à côté de la femme en travail. Pendant que ses mains rugueuses égrènent un rosaire usé, elle fournit de précieux conseils sur comment pousser, comment respirer et sur d’autres choses qu’on ne m’avait pas expliqué lors de mes études en théologie. Sa tranquillité est impressionnante, comme si elle connaissait le moment exact de la naissance du bébé. La mère n’émet pas un cri, elle ne prononce que des invocations et des prières, comme si elle ne voulait pas troubler le silence du couvent. Puis une petite fille magnifique vient au monde. Après avoir coupé le cordon ombilical, la nouveau-née est mise dans les bras de la vieille femme qui l’essuie, l’habille et l’accueille, comme si une chaîne de générations, de sagesse et de féminité avait besoin de se regarder et de s’embrasser pour continuer le cycle de la vie. Le père intervient à ce moment. Il ramasse le placenta et le cordon ombilical pour les enterrer: un rite ancestral pour favoriser la fécondité. C’est presque l’aube. Dans quelques instants, la cloche nous appellera à la prière. Aristide – nous remercions Dieu de nous l’avoir envoyé juste quelques jours avant que la guerre éclate! – plaisante et suggère de mettre le bébé dans la crèche, à la place de la statue de l’Enfant Jésus et de voir la réaction de nos confrères. Mais il se rend compte que nous n’avons pas encore pesé le bébé. Nous allons dans la bibliothèque où il y a une grande balance. Je pose la petite fille sur le plateau de la balance. Notre Bethléem est si romantique! Il n’y a ni anges, ni bergers, ni mages venus d’Orient; mais il y a des livres de Platon, les Traités de Saint Augustin et la Somme théologique de Saint Thomas d’Aquin. Puis je regarde l’aiguille de la balance: 3 500 grammes de vie, d’espoir et de paix.

Je vous embrasse et je vous dis un grand merci!

Père Federico, mes confrères, nos réfugiés et tous nos enfants

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http://www.lastampa.it/2014/12/26/multimedia/esteri/il-natale-dei-nostri-alpini-tra-i-profughi-africani-2atfFEKJqfCQTQzYhdrxmJ/pagina.html

http://www.nikonschool.it/life/repubblica-centrafricana.php