Nouvelles du Carmel de Bangui n° 14 – le 15 septembre 2015

Très chers amis,

Me revoilà avec quelques nouvelles de Bangui. Je vous prie de m’excuser pour le long silence (et la paresse) et je remercie tous ceux qui légèrement inquiets, commençaient à remarquer l’absence de nouvelles et m’ont invité à écrire. Ces derniers temps, ma vie est assez normale; elle correspond à celle d’un carme moyen. Mais je suis convaincu que vous continuerez à aimer votre petit missionnaire, bien que désormais ses aventures soient un peu moins héroïques et sa vie un peu plus médiocre. Je suis toujours en Centrafrique et nos 2 250 réfugiés, si attachés au Carmel, sont toujours à quelques mètres de l’endroit d’où je vous écris. Si j’étais missionnaire en Islande, je suppose que je n’ai pas de lecteurs là-bas, ma vie serait beaucoup plus calme, mais peut-être beaucoup moins amusante.Tout d’abord, permettez-moi de faire une mise au point sur la situation du pays. Si l’on veut être optimiste et réaliste en même temps, on peut dire qu’en ce moment, la République centrafricaine va mieux qu’hier et pire que demain. Les Centrafricains n’attendent que deux choses: l’élection du nouveau président et la visite du Pape François. La seconde, prévue pour la fin novembre, est plus sûre que la première, régulièrement reportée à plus tard. Objectivement, la situation sociale s’est améliorée: il y a moins de tirs, il y a un peu plus de sécurité et presque toutes les activités administratives et commerciales fonctionnent. Les 12000 soldats de l’ONU sont déployés dans tout le pays, mais il est encore trop tôt pour évaluer l’effet pratique de leur action qui entre ombre et lumière, joue surtout un rôle dissuasif et d’interposition.

Pourtant, il n’y a pas encore la paix. Il serait illusoire de penser que la Centrafrique a vraiment tourné la page de son histoire tourmentée. La situation est encore très précaire et on ne peut pas exclure des affrontements entre chrétiens et musulmans ou entre casques bleus et milices irrégulières. Ceci est particulièrement dramatique dans la ville de Bambari, mais aussi dans le quartier PK5 de Bangui où il y a un peu plus d’un mois, on a entendu des tirs pendant une nuit entière ce qui n’était plus arrivé depuis presque un an. Non loin du Carmel, il y a d’autres quartiers où les règlements de comptes ne manquent pas non plus.

En mai, une conférence de paix a été organisée. Elle a été très suivie. On a parlé de toutes les maladies qui affligent le pays dont les origines remontent à une période bien antérieure à la crise actuelle et de tous les médicaments dont on aurait besoin de toute urgence. Des mots, rien que des mots, diront certains. C’est peut-être vrai, mais c’est déjà une bonne chose que des gens parlent ensemble au lieu de continuer à tirer. Nos réfugiés sont restés collés à la radio pendant une semaine et n’ont pas perdu un mot des débats. Ils étaient tellement convaincus que c’était un nouveau départ, presque le début d’une nouvelle ère, qu’un jeune couple a appelé ses jumeaux nouveau-nés Adam et Ève.

Ici, au Carmel, nous avons reçu des visites importantes. En janvier et février, mes parents sont venus me rendre visite. Depuis 45 ans, ils courent inlassablement après leurs enfants et leurs petits-enfants. Ma mère s’est installée dans la cuisine et mes confrères l’ont empêchée d’en sortir. Ils ont mangé tellement de pâtes « agnolotti » et tellement de tiramisu qu’ils étaient à deux doigts de parler italien. Mon père, en revanche, a travaillé avec compétence et passion à améliorer le sort de notre élevage de bovins après une année 2014 désastreuse. Bien quatre veaux sont nés dans ses bras et pendant quelques jours, nous avons rêvé de transformer le Carmel en une grande laiterie qui produirait du yaourt et du camembert pour tous nos amis. En réalité, mes parents un peu curieux et un peu inquiets, sont arrivés aussi pour voir si tout ce que leur fils racontait dans ses lettres était vrai, lui qui aimait déjà lire et écrire dès l’enfance. Avant de partir, en me promettant de revenir, ils m’ont dit: « Tout est vrai et même plus. »

Ensuite, de Casale Monferrato, Sergio est arrivé. Il nous a fait tomber amoureux de la Vierge de Lourdes et nous a montré combien de belles choses peut faire un alpin à la retraite, surtout lorsqu’il s’agit de ranger l’atelier d’un couvent.

Enfin, nous avons eu le plaisir d’accueillir le Père Luc-Marie, un très cher confrère français. Avec compétence, conviction et enthousiasme, il nous a conduits dans les chambres secrètes du Château intérieur de sainte Thérèse et il a fait un cours inoubliable d’exercices spirituels au sujet des vœux religieux. En outre, grâce au Père Luc-Marie, mes frères ont découvert (et goûté!) que le foie gras et le roquefort ne sont pas la même chose et que, en revanche, devant la beauté éternelle de Dieu, Brigitte Bardot et Alain Delon chacun dans son gender, sont la même chose.

Après ces digressions culinaires et cinématographiques qui je l’espère, n’ont scandalisé personne, revenons à nos réfugiés dont le nombre a diminué de façon significative. Naturellement, les 2 000 personnes vivant devant notre maison ne sont pas invisibles et silencieuses. Maintenant, le camp de réfugiés est presque autogéré et notre contribution ainsi que celle des ONG, est bien inférieure à celle de l’an passé. Nous ne distribuons plus de nourriture. Autour du couvent, là où avant il y avait des dizaines de tentes, quelques brins d’herbe ont poussé… et notre père prieur les protège obstinément. Il n’est pas exagéré de dire que les conditions de vie de nos réfugiés ne sont pas très inférieures aux conditions de vie de ceux qui sont restés ou qui sont déjà rentrés dans leurs quartiers. Autour du Carmel, il y a un petit village: des gens y naissent, tombent malades, meurent, travaillent, vont à l’école, sont au chômage, volent…

Le dernier événement marquant a été l’apparition dans notre camp de réfugiés de Mariette, une jeune fille qui s’est enfuie de Bambari. Un matin, elle est arrivée dans notre couvent, le visage hagard, les cheveux en désordre, les vêtements négligés, le ventre gonflé. Elle me dit qu’elle avait été violée par trois hommes dans un quartier de Bangui. À chaque fois qu’on me parle de la violence sur une femme, j’ai honte d’être un homme. Malheureusement, ce phénomène est très fréquent dans ces régions et avec la guerre, il s’est encore aggravé. Mariette est enceinte et elle nous demande de l’aider: l’homme qui la protégeait (?) l’a mise à la porte. J’avoue que j’ai eu envie de m’arracher les quelques cheveux qui me restent. Je me suis mis à chercher une solution. Mais à chacune de mes questions, Mariette donne la même réponse, une réponse presque gênante, comme si elle ne savait pas dire autre chose: « Oui, papa! » Nous lui donnons un peu d’argent pour la nourriture et nous trouvons un endroit où elle pourra dormir, dans une tente près des sœurs, en veillant à ce que personne ne puisse profiter d’elle. Nous essayons aussi d’organiser un voyage afin qu’elle puisse revenir dans son village natal et donner naissance à son bébé dans un endroit calme, près de sa famille. Malheureusement, Mariette est très instable et disparaît parfois pendant plusieurs jours, puis revient plus affamée et hagarde qu’auparavant. Un samedi soir, quelques filles nous informent que Mariette est revenue et que l’accouchement semble imminent. Pour quelques heures, notre Toyota Hardtop se transforme en ambulance, comme au bon vieux temps. Nous nous dirigeons vers l’hôpital le plus proche du couvent. Nous sommes accompagnés par frère Félix et sœur Faustine qui, bien que Mariette ait été absente pendant plusieurs jours, a préparé le trousseau pour le bébé. Qu’est-ce qu’elles sont fortes, les sœurs africaines! Pour elles, renoncer à la maternité est un immense sacrifice et pourtant elles savent s’approcher de celles qui par jeu ou par violence, sont devenues mamans trop tôt. Après notre arrivée à l’hôpital, les infirmières examinent Mariette. À cause d’une infection assez grave, une césarienne sera probablement nécessaire, mais les infirmières excluent qu’on puisse l’effectuer dans leur petit hôpital sans médecin et sans électricité. Nous devons aller ailleurs. D’habitude, nous n’allons jamais en ville le soir, ni en temps de guerre, ni en temps de paix. En ce moment où il n’y a plus de guerre et il n’y a pas encore la paix, nous devons en avoir le courage et nous nous dirigeons vers un hôpital plus grand. La nuit est jeune, mais non pour nous. Dans les bars, il y a beaucoup de gens qui boivent, dansent et s’amusent. Notre petit groupe a d’autres objectifs et d’autres priorités. Nous arrivons enfin à l’hôpital. Les sages-femmes accueillent Mariette dans la salle d’accouchement. En attendant, je marche nerveusement dans le couloir. J’essaie de prier, mais – que Dieu me pardonne – des imprécations s’entremêlent à ma prière: « Je vous salue, Marie… mais où est-ce que tu te caches, espèce de fripon? Si je te trouve… vous êtes bénie entre toutes les femmes… c’est toi qui est censé trembler ici, pas moi… le fruit de vos entrailles… est-ce que tu sais que tu vas devenir papa cette nuit? Non, tu ne le sais pas, tu ne peux pas le savoir et tu ne veux pas le savoir… priez pour nous pauvres pécheurs. Amen. » Les infirmières nous informent qu’il est difficile de distinguer les douleurs de l’infection et les douleurs de l’accouchement et que la naissance n’est pas imminente. Sœur Faustine me dit de rentrer au couvent: c’est elle qui restera avec Mariette pendant le reste de la nuit. J’évite le regard menaçant d’une sage-femme de taille plutôt forte et je me glisse dans la salle d’accouchement. Je marmonne une bénédiction sur Mariette et lui serre la main: « Kanga be. Nzapa a bata mo! » (Courage. Que Dieu te protège!) Pour la nième fois, Mariette me donne sa réponse obstinée: « Oui, papa! » Je rentre dans le couvent avec le frère Félix pendant que la ville, déserte, dort. À cinq heures du matin, je téléphone à sœur Faustine. Elle m’informe que Mariette n’a pas encore accouché et qu’elle va aussi rentrer à la maison. Quelques heures plus tard, on nous alerte: en trompant les infirmières, Mariette s’est échappée de l’hôpital. Je me suis remis à prier (et à lancer des imprécations). Comment trouver une fille enceinte dans une capitale africaine avec 800 000 habitants? Nous essayons quand même de la trouver, mais c’est inutile. Quelques jours plus tard, Mariette réapparaît au couvent, comme elle l’a fait la première fois. Son ventre est plat et elle ne porte pas de bébé dans ses bras. « Il est mort », murmurai-je. « Oui, papa! » C’est la dernière fois que nous avons vu Mariette. En Centrafrique et dans le monde entier, il y a plein d’histoires similaires. Nous n’en connaissons que quelques-unes et nous essayons de ne pas trop en souffrir, de faire ce que nous pouvons faire et peut-être même quelque chose en plus.

Aux problèmes sanitaires s’ajoutent les problèmes dans le domaine judiciaire. Dans un pays où les prisons sont restées ouvertes pendant plus d’un an, où les tribunaux sont presque déserts et où la police, sans armes et sans moyens, n’arrive pas à se faire respecter, des conflits sont inévitables. Ainsi, même dans notre petite Centrafrique autour du couvent, il y a beaucoup de petits larcins, de discussions qui dégénèrent en insultes et en bagarres, de discriminations à cause des maladies ou pour d’autres raisons, de problèmes sentimentaux complexes, d’accusations de sorcellerie… Dans ces cas-là, le Père Mesmin est le meilleur intervenant. Ces derniers temps, je n’aime pas trop les réunions et j’essaie d’éviter ce type de situation; si cela n’est pas possible, je fais de mon mieux avec l’aide d’un médiateur culturel. Le Père Mesmin semble être né pour ce type de défi: il a la patience de Job, la sagesse de Salomon et l’autorité de Nelson Mandela. Parfois je me dis qu’il serait capable de réconcilier les Séléka et les Anti-Balaka.

Lorsque le délinquant est pris en flagrant délit, on lui sert immédiatement une entrée copieuse de justice populaire. Autrement dit, les témoins battent le malheureux, mais jamais à mort, car ils ont la gentillesse de se rappeler qu’ils sont toujours les invités d’un couvent et qu’il y a une limite à tout. Après ce préambule qui constitue quand-même un moyen de dissuasion contre d’autres crimes, le coupable est presque toujours traîné à notre porte et le procès proprement dit a lieu dans le tribunal ecclésiastique du couvent. À ce moment-là, comme par magie, tout change: ceux qui s’acharnaient sur le coupable, ou bien sur le présumé coupable, sont soudain saisis par un sursaut d’humanité. Ceux qui mentaient ont un besoin urgent de dire la vérité et ceux qui sont bien conscients d’avoir fait une bêtise savent que le tribunal des frères est rapide, juste et clément. Bref, une sorte d’asile politique avec effet immédiat et les frais médicaux à notre charge (et à celle de nos amis, c’est-à-dire vous). Une fois, j’ai fait rire mes confrères lorsque j’ai demandé à l’un de ces accusés blessés et bâillonnés comme un saucisson s’il avait soif et s’il avait besoin d’aller aux toilettes. Les personnes présentes se sont presque mises en colère: « Mon père, mais faites-moi une faveur! Ne voyez-vous pas que c’est un voleur! ». « Bien sûr que je le vois. Mais c’est toujours un homme », ai-je dit. Je me rends compte que 2 000 ans de christianisme et de véritables droits de l’homme dans notre Europe malmenée font cependant encore un peu de différence. À une autre occasion, l’un de nos réfugiés, dès qu’il a franchi le portail et dès que l’interrogatoire a commencé, a déclaré solennellement: « Je suis dans un couvent, je dois donc dire la vérité. » Moi, incorrigible, j’ai essayé en vain de le convaincre que ce serait une bonne habitude à prendre même de l’autre côté du portail.

Généralement, l’accusation et la défense s’installent devant, sur des chaises (car en Afrique, les choses importantes se font en position assise) et le Père Mesmin, juge sans diplôme « in utroque iure » mais craint et respecté, il s’assoit au milieu. Ensuite, il suffit d’écouter les deux versions des faits avec calme et rationalité. Cette simple démarche permet de calmer les esprits, de relativiser le problème et de trouver une solution. Il n’est pas nécessaire de citer le Code pénal de la République centrafricaine que personne n’a jamais lu. Tout peut s’arranger avec un peu de bon sens (et de sens de la justice) et avec l’Évangile qui nous demande de pardonner à ceux qui nous ont offensés et de défendre toujours le plus faible. Puis il faut trouver une peine pour amender le coupable. La menace de l’exil est la peine la plus efficace. Autrement dit, si les objets volés ne sont pas restitués au propriétaire ou si les dégâts ne sont pas réparés, le délinquant perd ipso facto le droit de vivre dans le camp de réfugiés. Certains procès se terminent par une prière, une bénédiction et une accolade. Montesquieu, Machiavel, Amnesty International et beaucoup d’autres seraient horrifiés!

Mais que pouvons-nous faire? Ici en Afrique, pour l’expliquer d’un point de vue philosophique avant de m’arrêter là, nous vivons dans une société « etsi Deus daretur ». Dieu n’est pas quelque chose dont on discute, mais avec qui on discute. Pour ceux qui ne comprennent pas le latin, mais parlent au moins un peu anglais, je peux essayer de dire la même chose avec un exemple plus simple et documenté. Il y a quelques années, des bus londoniens circulaient avec le slogan: « There’s probably no God. Now stop worrying and enjoy your life. » À Bangui, en revanche, il y a des taxis et des bus avec des slogans qui sont presque des prières. Voici ma préférée: « Jésus la solution! » Il est à vous de décider si nous en Afrique sommes en avance ou bien si l’Europe est en retard. Il est sûr que la vie ici – hormis évidemment la guerre – est un peu moins compliquée et le travail pour les prêtres beaucoup plus simple.

Je vous embrasse et à la prochaine.

Père Federico

Vous trouverez en pièces jointes les informations sur une initiative qui nous tient beaucoup à cœur.

En suivant les liens ci-dessous, vous pouvez voir deux vidéos sur nos missions:

http://www.rainews.it/dl/rainews/media/Angeli-della-savana-6dc624f4-17c8-4a7b-804f-67fe31cf81a7.html

https://www.youtube.com/watch?t=36&v=-A4tqxryc-0