Nouvelles de Bangui n° 7 – le 24 décembre 2013
Chers amis,
D’habitude, vous trouvez mon message dans votre boîte de réception à l’occasion de Noël. Cette année, les événements m’ont obligé de vous déranger avec quelques jours d’avance. Ici, au Carmel de Bangui où je ne suis que depuis quatre mois, nous avons passé un Avent un peu particulier. Le 5 décembre, notre couvent s’est transformé en un camp de réfugiés et nos invités ne semblent pas avoir l’intention de partir.Dans les quartiers, la tension et la peur sont encore palpables. Il vaut mieux dormir ici, par terre. Les journées passent entre les enfants qui naissent et qui malheureusement meurent, les malades et les blessés qu’il faut soigner, la distribution de la nourriture, des couvertures, du savon, l’entretien du camp… et beaucoup, beaucoup d’autres événements imprévus. Nos réfugiés sont tellement à l’aise que je me demande parfois si ce n’est pas nous, les frères, qui sommes les vrais réfugiés dans un couvent qui s’est soudainement retrouvé au milieu d’eux.
Chaque matin, nous nous levons et nous savons plus ou moins exactement ce que nous devons faire et que cela est la bonne chose à faire. On ne peut pas nier que la fatigue, souvent plus psychologique que physique, commence à se faire sentir. En tout cas, nous continuons notre travail… car nous ne pouvons pas faire autrement. De temps en temps, nous trouvons même le temps de faire quelque chose – sans trop de remords – qui ne concerne pas nos réfugiés.
Malheureusement, vendredi dernier, il y a eu des affrontements très violents dans la ville, dans un quartier qui n’est pas loin de notre couvent. Ceci a provoqué une soudaine augmentation du nombre de nos réfugiés. Comme tous les jours, vers sept heures, nous nous dirigeons vers le lieu en plein air où nous célébrons la Messe. Lors de notre déplacement, nous entendons tout près de nous, plusieurs coups de feu dont certains très forts. Je me demande s’il ne serait pas préférable de ne pas commencer la célébration pour éviter la panique. Mais le chant d’entrée a déjà commencé. Les tirs se succèdent sans pause. Je me demande si quelqu’un viendra nous faire du mal. Je célèbre la Messe la plus longue de ma vie. J’admire le calme de l’assemblée. Quand les coups de feu deviennent plus forts, il y a une sorte de sursaut et de gémissement collectif, mais nos fidèles ne bougent pas. L’Eucharistie que nous célébrons est notre meilleure protection, un bouclier impénétrable, notre seul salut. La célébration continue puis, tout d’un coup, des gens courent, très nombreux, effrayés, portant sur leur tête quelques pièces de leur mobilier, pour nous rejoindre et nous entourer. Quelle impression, quel défi, cette Eucharistie sans défense dans le tourbillon de la guerre! La célébration se termine et en quelques instants, nous nous rendons compte qu’il n’y a plus 2 500 mais environ 10 000 personnes. Au début, nous sommes un peu préoccupés et nous nous demandons comment nous pourrons gérer autant de gens. Mais après ce premier moment de confusion et d’impuissance, nous comprenons que tout ce que nous avons connu jusqu’à présent n’a été qu’une séance d’entraînement pour l’aventure qui nous attend. Nous repensons au miracle de la multiplication des pains, nous comptons nos pains et nos poissons, nous retroussons nos manches et nous distribuons. Si Jésus l’a fait, nous pouvons le faire aussi! J’avoue qu’à certains égards, un si grand nombre est presque plus facile à gérer. Les gens comprennent que nous ne pouvons pas faire beaucoup et s’organisent tout seuls ou mieux, se débrouillent comme ils peuvent. Nous nous « limitons » à répondre aux situations d’urgence, à suivre les cas les plus graves et à gérer l’aide de divers organismes. Cependant, il y a un problème avec la distribution de la nourriture. Têtu et perfectionniste comme je suis, même en temps de guerre, j’insiste pour que les 2000 femmes présentes forment une file, ce qui est vraiment impossible à réaliser… surtout si les femmes en question ont faim. Je suis donc obligé de jeter l’éponge et d’adopter une approche plus africaine. Nous divisons le camp en 11 zones. Chaque zone a une sorte de chef de village qui, assisté de deux conseillers, est responsable de la distribution dans son secteur. Le nouveau système semble fonctionner et en très peu de temps, la tonne de maïs qui attendait dans le cloître est distribuée en parties plus ou moins égales, sans trop d’objections et de discussions.
Le nombre de nos réfugiés augmente aussi grâce aux naissances qui sont assez fréquentes. À ma grande joie, je suis redevenu papa je ne sais plus combien de fois. Honnêtement, je ne compte plus: Thérèse, Elisabeth, Federico (son vrai père a insisté!), Carmel et Carmeline (jumeaux), Joseph (en l’honneur de mon père) et d’autres… Lorsque c’est possible, nous essayons d’appeler l’ambulance afin que l’accouchement puisse avoir lieu à l’hôpital. Mais comme vous pouvez bien l’imaginer, en raison de l’état des routes et de la situation d’insécurité générale, des heures peuvent passer avant qu’une ambulance n’arrive ici. Les mères africaines sont beaucoup plus rapides et capables de gérer l’accouchement sans trop de difficultés. Maintenant, le réfectoire sert de salle d’accouchement et la salle du chapitre de maternité. Malheureusement, deux enfants (jumeaux) sont morts. La mère, qui ne savait même pas qu’elle attendait deux bébés, a accouché prématurément à cause du paludisme. La petite fille est morte tout de suite. Ses yeux n’ont pas eu le temps de s’ouvrir pour voir la tragédie de la guerre. Elle ne pesait qu’un kilo: je n’avais jamais vu un être humain si petit. Son petit frère, un peu plus robuste, s’en est allé deux jours après.
Toutefois, la Vie est plus forte que la mort et que la guerre. Je trouve significatif que la Vie nous a rencontrés dans les lieux les plus importants de notre communauté: l’église et le réfectoire. Ce sont les endroits où nous prions et où nous mangeons, où nous nous rencontrons plusieurs fois au cours de la journée, où notre vie de communion avec Dieu et avec les frères est chaque jour renouvelée et formée. Je considère tout cela comme une confirmation de la beauté de notre vocation.
Samedi dernier, notre évêque, après avoir appris que notre camp a accueilli de nouveaux réfugiés, est de nouveau venu nous rendre visite. Il nous informe que le séminaire majeur se trouve dans une situation similaire à la nôtre. Cette fois, notre évêque a le temps de boire un verre d’eau, de parler un peu avec nous et de nous expliquer ce qui se passe dans la ville. Il nous promet de revenir – dès qu’il le peut – pour célébrer la Messe ici chez nous et pour nous apporter un peu plus de riz. Je suis certain qu’il tiendra les deux promesses.
Entre-temps, Noël est arrivé. Presque en cachette, mes confrères ont trouvé le temps – et je dirais aussi le courage – de sortir quelques décorations et de faire une petite crèche. Il faut dire que la crèche n’était peut-être même pas nécessaire. En fait, cette année, c’est nous-mêmes qui en sommes devenus une, à l’improviste et un peu en avance: le 5 décembre. Notre crèche est devenue de plus en plus grande avec l’arrivée de milliers de nouvelles statuettes et la naissance de nombreux Enfants Jésus. Rappelons-nous que Marie et Joseph n’étaient pas chez eux non plus lorsqu’ils étaient à Bethléem; ils étaient aussi, un peu, des réfugiés. Jésus est né dans des conditions assez précaires comme les bébés de nos mamans ici au Carmel. À une certaine époque, il y avait César Auguste et Hérode; aujourd’hui, les souverains au pouvoir s’appellent François Hollande et Djotodia. Il semble que l’histoire ne change pas, mais le miracle de cette naissance ne cesse de nous étonner et de nous réjouir.
Nous avons célébré la Messe de minuit à trois heures de l’après-midi, pour finir avant la tombée de la nuit et le couvre-feu. Pendant la célébration, nous entendons des coups de feu à distance, mais nos fidèles chantent plus fort que la guerre. Dire à ces gens: « La paix soit avec vous », c’est presque une contradiction. Mais peut-être, plutôt qu’une contradiction, la prière, la foi et la joie d’être chrétiens sont le seul vrai salut pour tous. Après les Vêpres, nous prenons enfin quelques minutes justes pour nous. Nous avons vraiment la nostalgie de notre fraternité, de notre intimité et de notre silence. La tradition du Carmel veut que ce moment des vœux de Noël ait lieu dans la salle du Chapitre mais cette année, ce n’est pas possible. Nous restons dans la chapelle. Nous échangeons les vœux et quelques petits cadeaux achetés par le prieur encore en temps de paix, en espérant que ce Noël unique reste vraiment unique.
Comme je suis content de mes onze frères! Permettez-moi de les remercier car ils ont été les spectateurs et les acteurs du miracle qui a transformé notre couvent en un camp de réfugiés.
Je voudrais leur dire merci pour les instants où ils viennent, essoufflés, à la prière commune. Je voudrais leur dire merci pour le travail qu’ils font, pour le travail que je vois et pour celui que je ne vois pas et que je trouve déjà fait, je ne sais même pas par qui… Enfin, nous mangeons quelques biscuits de maïs préparés par le Père Matteo. Puis, en dansant et en chantant, aux sons des cloches et des tam-tams, nous portons la statue de l’Enfant Jésus dans la salle du Chapitre, où nous sommes accueillis par les bébés et les mamans émerveillés. Toujours en chantant, nous nous rendons au réfectoire (également à la disposition des réfugiés) que nos aspirants ont rempli de fleurs…
Je vous remercie une fois de plus pour votre soutien cordial et émouvant. Un merci spécial à nos sœurs de clôture. Elles nous ont accompagnés à chaque instant avec leur amitié et leur prière vraiment spéciales. C’est comme si elles étaient venues nous donner un coup de main.
Je suis sûr que nous serons dans vos pensées et dans vos prières en ces jours de fête.
Tant que le Seigneur nous en donnera la force, nous irons de l’avant. Personne ne sait encore quand nous pourrons démonter cette crèche qui nous entoure. Dès que la paix éclatera, ces gens pourront enfin rentrer chez eux et mener une vie normale. Et nous redeviendrons frères à temps plein.
Joyeux Noël! Que le Seigneur donne bientôt la paix à la Centrafrique!
Père Federico Trinchero, les frères du Carmel et les 10 000 invités.
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