Tel est le titre d’un  intéressant ouvrage publié en  1978  par trois suisses, Pierre Rentchnick,  André  Haynal  et Pierre de Senarclens ayant comme sous-titre : « U n problème psycho-historique ».

Le premier  s’est  aperçu d’abord par hasard, puis à la suite de recherches que le nombre d’orphelins  était particulièrement élevé chez les hommes célèbres non seulement les  hommes politiques mais également les savants, les penseurs, les artistes. Il s’est efforcé de rendre compte de ses constatations par des réflexions faisant appel à des données psychologiques inspirées de la psychanalyse.  

Aussi a-t-il demandé à un psychanalyste, André Haynal , de pousser plus avant cette réflexion. Le dernier des trois auteurs s’est concentré sur la dimension historique de cette question.

  1. Rentchnick privilégie  l ‘absence  du père par sa mort, par son absence ou sa révolte contre lui. Le syndrome d’abandon libère des forces  pulsionnelles : ” les enfants frustrés de leur père nous apparaissent comme dotés d’une volonté de revanche agressive sur la vie, sur ta société, sur les hommes, pour pouvoir réaliser leurs fantasmes de jeunesse qui doivent compenser et même sur compenser le vide, l’abandon, l’humiliation, la non-identification au père dont ils ont souffert … ” (p. J 10). Il formule de plus une interprétation plus spécifique : en l’absence du père , le garçon adolescent s’identifie à  sa  mère dans sa grandeur symbiotique de créatrice de la vie.

Quant à A. Haynal , il élargit le propos en s’intéressant à l’élaboration du manque. Il ne fait que

citer le travail classique d’Otto Rank « le mythe de la naissance du héros » pour aborder bien vite l’oeuvre de S. Freud indiquant que le manque est à l ‘origine de la vie psychique. En reprenant ce propos,  Raynal donne une grande importance au processus de deuil dans la création dont nous   parlerons dans un chapitre ultérieur.

Il n’est pas étonnant que André Haynal n’ait fait que citer l ‘ouvrage d’O. Ran k, sa  traduction  française  ne date que de 1983. La lecture de ce travail novateur risquerait de nous décevoir, dans

l ‘optique de  la  résilience, si nous oublions qu’il concerne au moins autant la naissance des mythes, la psychologie des héros que la naissance et la formation de ces derniers. Le point de départ empirique apparent, manifeste, est à la fois la multiplicité des mythes, contes, légendes et productions littéraires de tout temps qui contiennent les principaux thèmes du mythe du héros et la concordance  de  ces traits chez des peuples très différents et très éloignés dans l’espace et dans le temps. Le point de départ latent semble bien être une mise en  application  dans  le champ de la mythologie et du folklore des récentes découvertes freudiennes sur le complexe d’Œdipe en particulier mais aussi sur le roman familial. Et O. Rank prolonge l ‘interprétation de ce fantasme qui contient, dit-il , le désir d’être sauvé par la mère qui va se transformer en celui de sauver celle-ci dont on perçoit facilement la teneur œdipienne. Il voit dans le roman familial et le désir de sauver  des substituts de  satisfactions incestueuses.  Et il rend bien sensible le fait que l’inceste se situe dans  une  problématique  beaucoup plus narcissique que sexuelle. L’inceste avec elle aurait pour but de renaître d’elle comme son propre fils. Une autre hypothèse de O. Rank, celle de l ‘importance du double, pourra éventuellement être articulée avec ces fantasmes d’auto-engendrement. Insatisfaits de notre naissance, nous nous faisons naître de parents plus glorieux ; insatisfait de la sienne, peu t-être en est-il même honteux, le héros se fait renaître de  lui-même.

La question  formulée dans le titre  de l ‘ouvrage des auteurs suisses exprime autrement

l’interrogation qui est la nôtre depuis quelque temps. Des enfants endeuillés de leurs parents, éventuellement adoptés par d’autres, arrivent non seulement à vivre avec les traces de la bles sure de cette perte mais en viennent à se situer au tout premier plan de la vie sociale. Ce fait est suffisamment avéré pour qu’il ne soit pas nécessaire de reproduire ici les listes de personnes célèbres dans différents domaines que les auteurs nous indiquent. Sur le plan méthodologique, simplement pour donner plus de poids à cette constatation, il faudrait pouvoir établir que le pourcentage d’orphelins résilients est supérieur à celui des enfants résilients dans la population générale et ne pas oublier que jadis le nombre d’orphelins était plus important dans l ‘ensemble de la  population du fait que l ‘âge moyen de la mort était beaucoup plus bas. Mais la question n ‘est pas vraiment là : nous constatons que des enfants ayant des difficultés particulières au départ de

l ‘existence, ce qui devrait logiquement les handicaper, arrivent à dépasser les autres et à se mettre au premier  plan, en particulier des personnes qui assument de grandes responsabilités.

Arrêtons-nous  quelque  temps  :essayons d’appréhender comment les trois auteurs suisses nous proposent de comprendre cette forme de résilience. Ce qui les intéresse et retient leur attention et leurs études est la créativité et sa réussite ; il s’agit de comprendre comment cette créativité s’est réalisée chez des personnes particulièrement durement frappées par  la vie durant leur  enfance ou leur jeunesse. Ce sont les leaders que nos auteurs interrogent ; il ne s’agit donc pas directemet des personnes résilientes, en particulier les enfants, qui nous préoccupent. C’est la résilience poussée à son extrême et, en ce sens, les réflexions de cet ouvrage peuvent nous ouvrir des pistes.

Nous ne sommes pas surpris que P. Rentschnick et A. Haynal donnent une très grande importance au deuil, ce qui est déjà indiqué dans le titre de l’ouvrage ; c’est le processus du deuil, certaines dimensions du travail de deuil qui leur paraissent importantes dans la sublimation et la création :

«  Plusieurs psychanalistes, dont je suis, sont convaincus qu’il existe des relations entre le processus de deuil, la perte, le manque et la créativité . On ne peut s’empêcher d’être impressionné par le nombre élevé d’orphelins parmi les créateurs. » ( A.Haynal p.247)  «  dans notre optique, les processus de deuil et de créativité sont intimement liés ; les deuils précoces déclenchent ou contribuent à stimuler le travail de création . Le thème choisi est probablement en relation intime avec le vécu » ( p.270). C’est la raison pour laquelle l’un comme l’autre consacrent plusieurs pages aux deuils chez les enfants et à leurs effets à long terme qui ont été précisément étudiés par les auteurs anglo-saxons. Mais le problème reste entier, ou presque, de comprendre comment s’opère l’action du deuil sur la créativité , le génie, la résilience.

Cependant, si la résilience est la marque d ‘une réelle créativité, elle n’implique pas nécessairement une réussite sociale de premier plan . Il y a donc des analogies i ntéressantes entre les questions  traitées  ici par nos auteurs suisses et celles qui nous intéressent mais ce ne sont pas nécessairement  des similitudes.

Bien qu’ils n’en parlent pas, nous savons bien que, derrière le deuil, se tient toujours la relation  pré-existante. Ils nous montrent des enfants abandonnés, surtout des enfants sans père ; qu’il soit mort, qu’il soit parti , qu’il soit absent, ce sont des enfants sans père. Mais ce n’est qu’une apparence : le  père a existé, il existe peut-être encore, seulement il est absent. Cependant il est présent et  agissant   dans  l’esprit   de  l ‘enfant. J. de Ajuriaguerra (1970) pense que ces enfants réagissent par des sentiments d’abandon  et  de  culpabilité. Ces  sentiments d ‘abandon , nous les retrouvons dans le deuil, la culpabilité aussi. Lorsqu’une personne que nous aimons meurt, nous nous en sentons toujours abandonnés, combien plus encore les enfants ! Pour eux, la mort d’un de leurs parents est une injustice ; c’est aussi un abandon. Mais ces sentiments d’abandon n’ont pas la même force s’ils peuvent ou non s’étayer sur des attitudes réelles d’abandon de la part de ce parent. Le père meurt, ce qui est déterminant dans le deuil, c’est la relation  que l’enfant avait avec lui. Si  elle était satisfaisante, c’est que ce père avait de réelles qualités que l’enfant conserve à l’intérieur de lui, même si la mort et l ‘abandon qui l’accompagne, dans l ‘esprit de l’enfant, écornent cette bonne image. S’il est rejetant, s’il est absent, s’il a abandonné l ‘enfant, ce sont plus que des fantasmes  d’abandon ,  c’est un abandon réel.  L’enf nt réagit avec de la peur, de l’incertitude, le monde n’est plus sûr autour de lui , il a perdu son protecteur et sa mère l ‘a également perdu. L’angoisse aura maintenant davantage de prise sur lui.

L’enfant en deuil, nous l’avons dit, redit, écrit, et à chaque fois la réalité le confirme, se sent toujours coupable de la mort d’un de ses proches ; il est encore dans la toute-puissance, pas encore très éloigné de la pensée magique où les désirs peuvent tuer sans autre forme de procès. Mais cette culpabilité est  beaucoup  plus  importante lorsque l ‘attitude du père est défaillante et la relation avec lui mauvaise. Cet abandon est encore vécu comme une infériorité  et donc engendre  en  plus  des sentiments de honte. C’est contre ces sentiments d’infériorité, de honte et de culpabilité que cet enfant va réagir ; l ‘enfant résilient avec une grande force ; l’enfant devenant un chef avec succès.  Repensons à la  phrase que M.Thorez fantasmait de dire un jour à son père qui l’avait abandonné :

« vous m’avez renié et regardez ce que je suis devenu ! ». Nous retrouvons ici  la résilience comme une revanche, une vengeance.

 

Pour comprendre la culpabilité inhérente à tout travail de deuil, nous avons pris en compte

l’ambivalence  et son  intensité mais nous sommes allés au-delà. Elle  est l ‘expression de notre toute puissance inconsciente blessée par le démenti radical que la mort de l ‘être aimé oppose aux reliquats de notre narcissisme primaire. Elle est beaucoup plus importante chez l’enfant abandonné. En étudiant, dans un précédent ouvrage ( 1997a),  l ‘enfant  dont un  parent s’est suicidé, j’ai affirmé,  parce  que l ‘expérience me l’a appris, que le suicide d’un de ses parents est a priori impensable        littéralement, inimaginable, lui, l’enfant, son  enfant, existant. Il se considère à la fois comme un enfant sans valeur puisqu ‘il n’a pas pu retenir son parent et comme un mauvais enfant coupable de son suicide. Il me semble ici que l ‘enfant ne peut pas davantage comprendre l’abandon d’un de ses parents. Deuil et abandon entraînent également de la colère et de l’agressivité chez l’enfant.

Ainsi plusieurs facteurs convergent vers la culpabilité : l ‘ambivalence, la colère et l ‘agressivité, le sentiment profond de sa responsabilité dans ce qui est arrivé. Mais il y a plus :la culpabilité de ces enfants est aussi œdipienne. La disparition, l’absence ou la mort du père laisse au garçon la place libre auprès de sa mère.

« la mort de Jean-Baptiste fut la grande affaire de ma vie, elle rendit ma mère à ses chaînes et me donna la liberté…… Ma mère était à moi, personne ne m’en contestait la tranquille possession ; j’ignorais la violence et la haine. On m’épargna ce dur apprentissage : la jalousie… Eut-il vécu, mon père se fût couché sur moi de tout son long et m’eût écrasé. Par chance, il est mort en bas-âge : au milieu des Enées qui portent sur leur dos leurs Anchises, je passe d’une rive à l’autre, seul et détestant ces géniteurs invisibles à cheval sur leurs fils….je n’ai pas de Sur-moi »  écrit Jean-Paul Sartre dans Les Mots. Au lieu de se désoler de  ce  qui lui manque avec l’absence de son père, il se réjouit de ce qui l’a  plus  librement, sa liberté et sa mère. Bien plus, il renchérit sur sa situation malheureuse pour nous la présenter sous un bon jour ;  il fai t contre mauvaise fortune bon cœur.  C’est ce qu’il veut nous dire, et c’est certainement vrai mais il ne dit rien du revers de la médaille : en quoi son père a pu lui manquer. Je crains même qu’il n ‘en est jamais convenu et qu’il ait dit avec Thorez » regardez ce que je suis devenu ! »! ». Enfin, cette appréciation est rétrospective ; devenu écrivain et célèbre, il parle rétrospectivement de son enfance. Mais que pensait le petit garçon  quand la saôulerie de lectures dans le bureau de son grand père Schweitzer commençait à se dissiper ou quand, au sortir du lycée Henri IV, il rencontrait un de ses camarades discutant avec son père :

plutôt que de se senti r malheureux, il se disait, peut-être, qu’il était meilleur élève que lui.

Telle est bien la résilience ; c’est une appréciation tendancieuse, unilatérale , portée à distance soit de l’extérieur par d’autres,soit dans le temps par soi-même. Il est facile de sous-estimer les difficultés lorsqu’elles ont été surmontées.

Dans le scénario œdipien, la mort du père réalise le triomphe du garçon. Ce qu’il souhaitait au fond de lui  même s’est réalisé : le rival est défait et sa mère est à lui. Sartre le dit si bien. Mais l ‘enfant croit que ce sont ses désirs et ses souhaits, ses pensées qui ont entraîné la mort de l’intrus : triomphe et culpabilité. Et sa mère qu’il retrouve pour lui seul (en l’absence de frères et sœurs, par exemple) dans quel état est-elle ? que dit-elle de la perte de son mari ? comment vit-elle son deuil auprès de son enfant ? quelle place lui  laisse t’elle prendre ? Et la question essentielle est de savoir quelle

image elle va lui donner ou lui conserver de son père. Celle image du père que l’enfant s’est forgée et/ou que sa mère lui renvoie est la base de ses identifications et contre-identifications. Vaincre un être sans vertu est un piètre triomphe ; dépasser un héros une bien lourde responsabilité.

« Je n’ai pas de Sur-moi  »  clame J.-P. Sartre qui s’est bien gardé d ‘aller s’en assurer au cours d’une analyse. De fait, P. Rentschnick se pose la question : un enfant sans père peut-il avoir un Surmoi. La question est mal posée : en réalité, il n ‘y a pas d’enfant sans père. L’auteur essaie de nous mettre au clair avec des notions psychanalytiques fondamentales comme l ‘Œdipe et le Surmoi. mais la conception qu’il en propose n’est peut-être pas poussée assez loin. Le  père est là pour imposer des

li mites qui sont autant de protections  (ou  d’entraves à la liberté, peut estimer l’enfant) ; sa mort

entraîne une perte de sécurité. S’il fait e trer l ‘idéal du Moi dans le Surmoi – ce qui est d’ailleurs une position contestable – le rôle protecteur du Surmoi n ‘apparaît pas. Tout juste écrit-il :” Le Surmoi bénin, qui se rapproche de l’idéal du Moi, est dérivé de parents aimants et réconfortants, principalement la mère . Il est doté d’énergie ayant peu ou pas de mélange de pulsions agressives et il est lié au moi avec amour. »(p. 41).

L’image du père – mais de la mère aussi bien si elle vient à disparaître -est ce sur quoi se fonde le Surmoi de l ‘enfant, ce sur quoi il constitue ses identifications. On comprend que les qualités et défauts,  réels et/ou supposés, du parent aient une grande importance dans la structuration de la psyché de l’enfant. Le travail de deuil des enfants varie en fonction de leur âge, âge psychologique s’entend ; l ‘état d’intégration , d’intériorisation du Surmoi est un facteur essentiel  dans cette  dynamique. La mort du père est sans doute moins difficile à vivre durant la période de latence qu’en pleine phase œdipienne où les souhaits de mort vis-à-vis du rival sont vifs. Mais le Surmoi, qui est aussi, potentiellement au moins, protecteur, dérive également par identification, de l’intériorisation du surmoi des parents, de leurs valeurs, de leurs idéaux et de leurs interdits. Le Surmoi des enfants privés de leur père dans leur réalité  quotidienne peut être très fort, très exigeant,  tyrannique  même, il peut être aussi réconfortant ou évanescent lorsque le père s’est évaporé, que la mère n ‘en parle plus jamais ou comme d’un être falot et sans intérêt ; un père fort, violent, même lointain ferait, un Surmoi plus consistant.

La mort du père, sa disparition , son absence viennent ici rappeler que le complexe d’Œdipe

n’intervient pas seulement dans la formation de l’identité sexuelle, il participe grandement à la constitution de  l’identité tout court, en particulier par le biais des sentiments de sa spécificité, unicité, de l’estime de soi et de la confiance en soi (confiance de base). À l ‘état civil, dès notre

naissance, notre identité se trouve dans le nom  de nos  parents, dans notre lignée, mais aussi clans notre date et lieu de naissance qui nous sont spécifiques. Mais cet ap parentage lignanier, au-delà de ses effets concrets, positifs (patrimoine , héritage, etc.) ou négatifs (dettes, rancunes, etc.) est de la plus haute portée symbolique ; elle  nous  inscrit dans l’histoire et lui donne un sens.

  1.  Rentschnick  nous rend bien  sensible combien ce manque paternel crée un vide, une bouche de  néant, une perte d’identité qu’il va falloir, à toutes forces, renflouer ( p. 15 et 16).

Nous voyons dans nos cabinets et dans nos institutions suffisamment de gens déprimés ou

marginaux, en bonne partie, par manque de Surmoi structuré, pour penser que le vide parental – présence et Surmoi – n’est pas une base suffisante pour faire surgir la résilience, la réussite, le génie. P. Rentsch nick et A. HaynaJ suggèrent un autre destin au complexe d’Œdipe des enfants aban  donnés par leur père : un renforcement de l’identification à la mère courageuse qui assure à elle seule la vie du foyer et l’éducation des enfants. Cette hypothèse intéressante est parfois étayée par les associations de certains patients en analyse mais il semble en même temps que ces enfants

luttent aussi à toutes forces contre la tentation de certaines identifications féminines ; car la mère abandonnée est aussi une personne blessée à la quelle  l’enfant peut souhaiter ne pas s’identifier.

Des aspects dynamiques essentiels se jouent dans la structuration du complexe d’Œdipe et celle du Surmoi, pour les enfants abandonnés comme pour tous les autres, mais avec des modalités particu- lières que nous essayons de cerner. Celle de l’idéal du Moi en relation avec les processus d’idéalisation qui interviennent également est tout aussi importante. Le narcissisme primaire qui est le premier état d’investissement de nous-mêmes n ‘a pas besoin d ‘être idéalisé : il est tout puissant en lui-même, par nature. Ainsi le vit le bébé – du  moins c’est ainsi que nous le voyons

communément

– mais du côté de la mère, une part, plus ou moins importante, d ‘idéalisation de son petit alimente très probablement un état vécu par eux deux dans la symbiose. C’est le manque dans l ‘absence temporaire de la mère qui oblige le petit enfant à constater que le paradis de ce premier temps

d ‘accord parfait, si du moins il a bien existé en  dehors de nos suppositions, n’existe  plus, qu’il

est déjà perdu : le premier deuil qui est le point de départ de ce que je considère comme le deuil narcissique, mais aussi la première ouverture à l’altérité qui  permettra  de se construire  en Je.

Mais le petit enfant ne renonce  pas  pour  autant à cet état  idéalisé  après sa perte  : cette  idéalisation  maximale, il la crédite au compte de ses parents. La toute puissance n ‘a pas cessé d’exister, elle n ‘est pas qu’un rêve vain puisqu’ils sont  porteurs  dans  l ‘esprit de l’enfant. Dans ce passage de la toute-puissance de l ‘enfant à ses parents est né le narcissisme secondaire  où  s’inscrivent tous les sentiments posi tifs que nous avons vis-à-vis de nous-mêmes et tous nos idéaux. Car, dans le même temps, l’idéal est de leur ressembler, de reconquérir la force, la grandeur, la puissance, le succès que nous leur prêtons dans l’espoir de pouvoir les retrouver un jour. L’enfant a besoin , à  ce stade de son développement, que ses parents se prêtent à ce jeu de l ‘idéalisation, de support de l’image des parents idéalisés dont il a encore besoin pour croître. Plus tard, il en viendra à devoir les désidéaliser et il conviendra alors que les parents acceptent de ne plus être idéaux et que l ‘enfant les confronte à leurs défaillances et à leurs limites  sans qu’ils  perdent pour autant confiance en eux-mêmes. Mais comment idéaliser un père défaillant, un père absent (absence toujours vécue comme une défaillance) ? L’image  de  la toute  puissance  auquel  l ‘enfant  ne  peut  pas  renoncer pour alimenter son idéal  reste flottante; elle  n ‘est plus incarnée ; elle n’est plus que potentielle. Elle reste cependant  le  bien  le  plus  précieux,  le  cœur de son  idéal du Moi qu’il va s’efforcer de toutes ses forces, en  durant tou te sa vie, de retrouver. Ces retrouvailles peuvent sem  bler se réaliser au travers de quelque figure paternelle, provisoiremen t  idéalisée  et  pouvant  apporter  quelques renforts narcissiques consistants, comme les propos de la maîtresse d’Anna (cf. supra p. 16). Mais les personnes réelles ne sont jamais idéales et finissent toujours par décevoir au regard d’un idéal aussi extrême.

Ces retrouvailles peuvent se faire autrement chez les   résilients, les chefs, ceux qui réussissent avec éclat : ils veulent réaliser par eux-mêmes cet  idéal outrancier parce que compensateur et parfois y arrivent plus ou moins. Nous retrouvons ici , au niveau de l ‘incarnation , les fantasmes d’auto-en gendrement dont je parlais plus haut. Ces personnes ont décidé d’être de quelque manière leur propre père et le père de toute une nouvelle postérité. Puisqu ‘ils n’ont pas eu de père, i.e. d’image paternelle consistante, ils se feront les pères du groupe, les guides, les chefs. Les grands hommes veulent refaire le monde et le fait qu’ils se soient sentis très tôt en dehors de l’ordre habituel, ordinaire, eux diraient sans doute normal, décuple leur force ; ils y trouvent une raison d’exister,  leur  revanche,  leur  vengeance, leur justification aux yeus des autres à leurs propres yeux. « La politique et la religion apparaissent bien alors à ces très grands frustrés de la vie comme le moyen le plus complet de créer, de recréer, ou seulement de modifier, ou à la limite de révolutionner , un ordre qui soit conforme à une certaine conception du monde que se fait un être humain qui cherche à se venger, consciemment ou non du mauvais sort » (p. 16). Maximilien Robespierre,  entre  les  fautes et les fuites de son  père  et la mort  prématurée  de sa  mère, illustre bien ces propos.

L’absence des parents, surtout lorsque leurs fonctions n’ont pas pu être assurées par un autre attachement stable et sécurisant, met en péril le sentiment d’identité, le sens de son existence, elle confronte au néant  ; l’idéal est là pour soutenir les enfants résilients mais d’où tirent-ils les forces qui les poussent à le réaliser, à l’incarner, d ‘ordinaire au prix d’efforts  considérables.

Troisième question que nous laissons en attente jusqu’au moment où nous aurons plus d’éléments  pour tenter d’y répondre. J’ai déjà dit que la résilience est une œuvre de survie, la réaction désespérée à la mise en cause  de  son existence ou de sa raison de vivre.

J’ajouterai ici comme indication provisoire que l’sence du père , et de la mère également mais un peu différemment, par les frustrations qu’elle provoque, entraîne un renforcemen t des pulsions agressives dont il n ‘est pas possible d’ignorer l’existence. Rapprochons ce sentiment du néant, cette crainte du néant, de disparaitre sans traces, des positions bien particulières qu’ont ces enfants vis-à-vis de la mort. La mort étant le paradigme de la disparition pour les enfants,ceux dont nous nous occupons semblent contraints par une double nécessité : récréer le monde extérieur et le leur intérieur à l ‘image de leur idéal compensateur et s’inscrire dans l ‘immortalité. C’est là où l ‘art peut donner toute sa mesure. A. Haynal le rappelle : le but ultime de l ‘art est de vaincre la mort (p. 262) et S. Freud l’avait bien dit lui aussi « l’art est le seul domaine où la toute puissance des idées se soit maintenue jusqu’à nos jours ». Et A. Hayna de conclure : «  Le travail de deuil joue donc un grand rôle dans la créativité. Celle-ci d’ailleurs permet d’assumer le désir de sa propre immortalité, souvent à travers l’oeuvre considérée comme immortelle. » ( p.295)

  1. Rentschnick, pour sa part, termine  siir  l ‘identification à la mère et sur la proposition d’une séquence dynamique. Il valorise l’identification à la  mère en  tant que créatrice de la vie, des hommes, du monde. On retrouve  facilemen t  chez les créateurs,  et  peut-être chez un grand nombre de résilients, «  le besoin d’enfanter, de créer, de modeler, de façonner un monde, une société à l’image de la mère ?(p. 111). N’est-ce pas plutôt à l ‘image d’un père grandement idéalisé qu’ils créeront une œuvre dédiée  éventuellement à la mère ? Ce n ‘est pas l ‘avis de

D.W. Winnicott pour qui la source de la créativité (et de la résilience ?) réside dans la transmission d’un élément féminin maternel, le processus même qui donne du prix à la vie (A. Green 1977). Nous pouvons imaginer que cette transmission, surtout dans le cadre du deuil, se fasse surtout par voie identificatoire. On peut supposer également qu’elle est conjointement transmise par une injonction maternelle du type « tu réussiras là où ton père a échoué », ce qui nous renvoie aux

positions narcissiques et œdipiennes de la mère dont nous n’avons jusque ici, il faut le reconnaître. que bien peu parlé (et si la résilience et le génie créateur étaient déjà potentiellement dans la mère et transmis – mais comment ? – à l ‘enfant). Si la résilience, en tant qu’elle est force créatrice, incarne

l’idéal, investit l’agressivité et le désir d’immortalité, elle recrée en quelque sorte les parents en les réparant :ce père recréé est fort, solide, puissant et la mère est restaurée de sa faiblesse, de son malheur dans la fierté d’avoir engendré un tel  rejeton. La séquence suivante a été proposée :

« perte du père… frustration… absence de modèle  (Surmoi)  et identification au père … recherche d’un modèle grandiose de compensation … agressivité… recherche de sécurisation … recherche du pouvoir politique  pour ma^triser un groupe d’hommes ». Pour  ma  part, j’adhère à la frustration et à l’agressivité, encore qu’elles ne soient pas toujours reconnues (Sartre) et à la recherche de pouvoir pour maîtriser, échapper à la passivité et se mettre à l’abri du besoin et à l’abri du néant.

Avons-nous à présent le sentiment d’avoir progressé dans la compréhension de la résilience ? Si  c’est quelque  peu le cas, repensons à l’affirmation de S. Freud « Le génie est incompréhensible et étrange»  et à la conclusion  de Pierre  de Senarclens  :«  Un destin créateur

est toujours la conséquence d ‘un concours de circonstances exceptionnelles où se mêlent, dans une composition mystérieuse des facteurs idiosyncrasiques complexes et les innombrables contraintes extérieures. En cela, il échappe aux schémas d’explications simples. » (p. 228) Mais la résilience

n’est pas assimilable au génie ; n ‘est-elle pas une forme de création, une forte potentialité de réaction  ?

L’approche de la résilience nous tiraille toujours entre les effets positifs qu’elle produit et le processus qui les sous-tend, ce qui fait que des potentialités jusque- là latentes. et dont il faut en core comprendre l’origine, soient  mises en activité à partir d’une épreuve  forte et inhabituelle dont on attendrait plutôt qu ‘elle écrase celui qui en est victime plutôt que le dynamiser. La réflexion de P. de Senarclens amène à repenser à la temporalité de la résilience : il y a toujours un élément d’inexplicable dans la rencontre ponctuelle d’un événement  et  des potentialités arrivées à maturité d’un  individu.