Nouvelles de Bangui n° 17 – le 5 mars 2017

Chers amis,

Je vous écris pour vous annoncer une nouvelle importante: tous les réfugiés sont rentrés chez eux! Oui, vous avez bien lu: tous. Après trois ans et trois mois, s’achève ici une aventure qui avait débuté le 5 décembre 2013. Ce message est le dernier épisode de l’histoire de notre couvent devenu à l’improviste un camp de réfugiés.

A partir du mois de janvier, un projet financé par le Haut-Commissariat pour les réfugiés des Nations Unies en coopération avec le gouvernement centrafricain et d’autres partenaires, a permis à tous nos déplacés (et à ceux, beaucoup plus nombreux, qui avaient trouvé refuge aux alentours de l’aéroport de Bangui) de pouvoir finalement rentrer dans les quartiers de la ville et de reprendre une vie normale. Chaque famille a reçu un petit soutien financier à condition de transporter tout son mobilier dans sa nouvelle résidence, de démanteler sa tente et d’abandoner le camp. Le départ était libre et les gens ont facilement accepté de partir. Tout s’est déroulé dans l’ordre et sans problèmes particuliers. Nous avons même été surpris par la rapidité, la sérénité et la discipline avec laquelle notre camp de réfugiés s’est vidé et a cessé d’exister. Bien sûr, tout cela a été possible non seulement grâce au petit soutien économique, mais surtout grâce à la situation de paix et de sécurité qui a été créée dans la capitale. Ce nouveau climat a encouragé nos réfugiés à franchir le pas et à commencer une nouvelle vie dans leur quartier d’origine ou dans un autre quartier de la ville.

Pendant des jours, le Carmel était un va-et-vient de chariots surchargés qui rentraient vides pour être chargés de nouveau et repartir; l’écho des coups de marteau pour enlever les piquets de tente est une musique que nous n’oublierons jamais. Les réfugiés étaient arrivés en courant, en fuyant la guerre, avec la peur sur le visage et peu de choses dans les mains ou sur la tête, saisies en toute hâte, pour survivre on ne sait comment, où et pendant combien de temps. Ils sont repartis avec plus de tranquillité, presque convaincus par la paix, avec l’espoir sur le visage, un peu plus d’enfants, en poussant des chariots chargés de rêves et de projets. Ils étaient heureux de partir. Nous étions heureux aussi, mais, inévitablement, nous sommes un peu tristes de ne plus les avoir ici. Nous étions tellement habitués à leur présence, à leurs besoins et à leur bruit, que les premiers jours nous avons tous ressenti un sentiment de vide et de silence que nous avions presque oublié. Mais ce chapitre intense et incroyable de l’histoire du Carmel devait se terminer un jour. Le syndicat des enfants a protesté un peu mais après, même les plus petits ont dû accepter les décisions des grands. On ne grandit pas bien dans un camp de réfugiés; ils le comprendront lorsqu’ils seront grands. Désormais, nous sortons du Couvent sans être attendu, entouré et presque épié par des foules d’enfants. Certains d’entre eux étaient fidèles et ponctuels chaque jour à notre prière du soir. Combien ils nous manqueront!

Il est impressionnant d’observer la zone précédemment occupée par les réfugiés, maintenant déserte et inhabitée. On dirait qu’il y a eu un typhon. Ce n’est qu’après le départ de nos invités que nous nous sommes rendus compte combien notre camp de réfugiés était vaste et peuplé (et combien de choses étaient accumulées dans leur tentes pour éviter qu’elles soient volées lors des pillages dans les quartiers). Ces jours-ci, plusieurs personnes travaillent à mettre tout en ordre, ramasser les ordures, remplir les sillons créés pour le drainage des eaux pluviales, remplir les trous des latrines et des douches, démonter les installations et les réservoirs pour la distribution de l’eau potable… tout cela en attendant l’arrivée de la saison des pluies qui fera repousser l’herbe là où maintenant il n’y a que de la terre rouge, dure comme du béton. De ce qu’il y avait avant, il n’y a plus que le marché (avec un café, un cinéma et un petit atelier mécanique) réduit de manière significative, situé à l’entrée de notre propriété, fréquenté seulement par des clients des quartiers voisins.

Le 8 janvier, nous avons célébré la Messe lors de laquelle nous avons remercié le  Seigneur pour toutes les bénédictions qu’Il nous a accordées pendant ces trois ans et pour ne jamais nous avoir fait manquer de Sa protection et de Sa providence. Nous avons également pensé à tous les enfants nés au Carmel, ainsi qu’à toutes les personnes dont la vie s’est terminée ici à cause de la vieillesse ou de la maladie. De vieux amis qui avaient quitté le camp dans les mois précédents se sont joints à nous ainsi que de nombreux réfugiés protestants qui ont souhaité assister à la célébration. Nous avons conclu la Messe sur la colline au centre de notre propriété avec une bénédiction de la ville de Bangui et une prière pour le don de paix pour l’ensemble du pays. Il ne faut pas oublier que si la situation s’est nettement améliorée dans la capitale, il n’en est pas de même dans d’autres régions du pays comme Bocaranga ou Bambari. De petits groupes de rebelles pas toujours facilement identifiables, souvent divisés entre eux et peu clairs dans leurs revendications, continuent malheureusement leurs actions criminelles, causant des victimes innocentes et semant la peur, contraignant ainsi la population à abandonner les centres habités. Avec beaucoup de difficultés, la mission de l’ONU cherche à enrayer ces phénomènes qui, nous l’espérons, seront complètement éradiqués pour permettre à l’ensemble du pays et pas seulement à la capitale, de reprendre avec détermination le chemin de la paix et du développement.

Avant de partir, devant l’assistance, le président des réfugiés a prononcé un bref discours adressé à la communauté des frères carmes: « Nous vous remercions de ne pas nous avoir abandonnés. Nous ne l’oublierons jamais. »

Nous aussi, nous ne les oublierons pas non plus. Comment le pourrions-nous? Nous connaissons le visage de presque tous tellement ils nous sont devenus proches. La vie de presque chacun d’entre eux a croisé la nôtre; après trois ans passés ensemble, le contraire serait impossible! Au cours de ces trois années au Carmel, il y a eu des gens qui sont nés, qui sont morts, qui sont tombés malades et qui ont guéri, qui ont trouvé un emploi, qui ont trouvé l’amour de leur vie, qui ont trouvé la foi, ou simplement la force de pardonner, perdus dans le labyrinthe de la guerre… Le matin du 5 décembre 2013, lorsque nous avons accueilli les premières centaines de déplacés, nous avons pensé que c’était une question de quelques jours; un peu plus tard, nous nous disions qu’ils resteraient jusqu’à Noël… et plus tard encore, nous n’avons plus essayé de deviner combien de temps cette aventure allait durer. Nous avons compris que nous devions faire un bout de route ensemble. Partir ou les faire partir aurait été lâche. Pourquoi ne pas profiter de cette opportunité? Nous avons tout de suite pensé que les accueillir était la bonne chose à faire, bien qu’aucun d’entre nous n’ait jamais eu à gérer une chose pareille, dans de telles proportions et bien qu’il ait été impossible à dire comment et quand cette expérience finirait et où elle nous porterait.

Si ce jour-là, on nous avait dit qu’il y aurait des milliers de réfugiés et qu’ils resteraient pendant trois ans… nous aurions peut-être eu peur et nous aurions refusé. Nous n’avons donc eu qu’un petit peu peur ! Ce que nous avons vécu d’un point de vue humain et chrétien est une expérience qui nous a profondément touchés et que nous considérons comme la période la plus belle et la plus intense de notre vie. Parmi nous, il n’y a pas eu de héros; et il serait encore plus exagéré de dire que j’étais un héros. Chacun a fait sa part, jour après jour, en permettant à ceux qui étaient fatigués de se reposer un peu.

J’ai essayé de vous raconter ce qu’est la guerre – l’une de nombreuses guerres dont notre planète souffre – et la vie d’un couvent avec 10 000 réfugiés… avec quelques difficultés logistiques, mais aussi avec une bonne dose de joie, beaucoup de surprises et quelques satisfactions. Un bon travail d’équipe nous a permis de remonter à la surface, même dans des situations difficiles ou imprévues.

Enfin, à la suite de cette guerre, le nombre de mes lecteurs et d’amis du Carmel a augmenté. Il est vrai qu’à quelque chose, malheur est bon! Permettez-moi de vous adresser maintenant mes plus sincères remerciements pour la passion, l’intérêt et la générosité avec laquelle vous nous avez suivis. Notre mission à la périphérie de Bangui a eu une visibilité inattendue que nous n’avions pas cherchée. La résonance de cette aventure a été inimaginable ; elle nous a permis d’élargir le cercle de nos amis et de découvrir combien de personnes nous soutiennent afin que la Centrafrique puisse gagner la guerre contre la guerre.

Désormais, votre correspondant de Bangui aura probablement moins de choses intéressantes à vous raconter. Ce n’est pas le moment d’abandonner la Centrafrique qui a besoin de votre sympathie et de votre amitié. Ce pays n’est pas à reconstruire : il est à construire pour la première fois et nous ne pourrons pas y réussir sans votre contribution. L’Afrique est un continent en effervescence, avec de grandes surprises. Même au Carmel, de nouveaux chantiers devront être ouverts. Je vous en informerai.

Je vous embrasse, je vous remercie encore et à bientôt!

 

Père Federico, les frères du Carmel de Bangui et tous nos anciens invités