« Je voudrais parcourir la terre et annoncer l’Évangile ». Cinquante ans de mission en Centrafrique

Nouvelles du Carmel de Bangui n°31, 29 décembre 2021

 La mission des Carmes Déchaux en Centrafrique vient de fêter ses cinquante ans. Les quatre premiers missionnaires – le père Agostino Mazzocchi, le père Niccolò Ellena, le père Marco Conte et le père Carlo Cencio – arrivèrent à Bozoum le 16 décembre 1971. Ce fut le début timide et discret de notre mission et, en un certain sens, le nouveau chapitre d’une histoire qui avait commencé des siècles plus tôt.

Sainte Thérèse d’Avila avait toujours désiré ardemment des missions en Afrique. Peu de temps avant sa mort, cinq missionnaires Carmes Déchaux quittèrent Lisbonne pour la côte du Congo. Malheureusement, à cause d’une tempête, l’expédition fit naufrage et les cinq missionnaires moururent dans l’océan. L’année suivante, une seconde expédition fut également malheureuse ; cette fois, ce sont des corsaires qui attaquèrent le navire et empêchèrent les missionnaires d’atteindre l’Afrique. Les cinq frères furent abandonnés sur les plages de Cap-Vert : l’un d’eux mourut et les autres réussirent à retourner à Séville. En 1584, à la troisième tentative, trois carmes parvinrent enfin à s’installer au Congo. Malheureusement, au bout de quelques années, la mission fut supprimée. Il faudra attendre encore trois siècles, pour qu’à l’époque coloniale, le Carmel parvienne à planter ses premières racines en Afrique noire. Pourtant, les premiers à arriver au Congo, en 1934, ne furent pas des frères, mais des moniales. Plus tard, en 1956, les frères arrivèrent à leur tour au Congo. Et puis le Carmel s’est répandu sur tout le continent.

La mission de Bozoum a été fondée par les pères spiritains français, les évangélisateurs de la Centrafrique, en 1929. Plus tard, dans les années 40, arrivèrent les capucins de Savoie puis ceux de Gênes. C’est grâce à l’amitié avec ces derniers que, vers la fin des années 60, est né chez les carmes de Gênes, le désir d’ouvrir une mission en Centrafrique. Au cours des siècles passés, plusieurs frères de Gênes avaient été envoyés en mission en Inde, en Perse et en Syrie. Mais maintenant nos frères voulaient une mission à eux seuls et, comme la petite Thérèse, ils voulaient parcourir la terre, proclamer l’Évangile dans les cinq parties du monde, planter la croix sur un sol infidèle. Et l’Afrique, l’Afrique noire, habitait leurs rêves et leurs projets plus que tout autre lieu.

Le Père Provincial de l’époque, Teodoro Brogi, fut le grand promoteur de l’ouverture de la mission. Avant de se lancer dans l’entreprise, pour laquelle les obstacles ne manquèrent pas, il fit une enquête pour vérifier combien de frères étaient réellement disposés à partir. Tous les frères, sauf un, répondirent par l’affirmative. Certains se disaient prêts à partir immédiatement et sans conditions, obéissant aux paroles de la Madre qui aurait donné « mille fois sa vie, pour sauver ne serait-ce qu’une âme ». Parmi eux, le Père Niccolò, le Père Marco, le Père Carlo et, plus tard, également le Père Agostino, des Carmes de Naples.

Le 7 décembre 1971, le cardinal Siri remit le crucifix aux quatre partants. Le 12 décembre, les pères missionnaires embarquèrent à l’aéroport de Nice à bord d’un DC-8 qui les conduisit à Fort-Lamy, au Tchad. Et de là, voyageant à nouveau en avion puis en voiture, ils arrivèrent enfin à Bozoum où, selon les chroniques du 16 décembre de cette année-là, « ils embrassèrent le sol sur lequel ils répandraient la sueur de leur travail apostolique » et commencèrent apprendre le sango, la langue avec laquelle ils annonceraient l’Évangile.

Mais qui étaient ces quatre hommes, aux caractères et aux histoires bien différentes, qui avec une insouciance héroïque – l’expression vient du Père Niccolò – ont donné vie à la mission des Carmes Déchaux en Centrafrique ?

Des quatre missionnaires, le Père Agostino de Ste Thérèse était non seulement le plus âgé, mais aussi le plus raffiné et celui qui avait sans doute le parcours de vie le plus aventureux. Né à Milan en 1904, il avait étudié la musique, la médecine et le droit. Après avoir travaillé dix ans à Strasbourg, il devint officier militaire en Libye pendant la Seconde Guerre mondiale. Il fut aussitôt fait prisonnier en Egypte puis transféré aux pieds de l’Himalaya. Pendant les six années de son emprisonnement, il demanda le baptême et se plongea dans la lecture de sainte Thérèse. En 1946, désormais libre, il revint en Italie et entra au couvent des Carmes de Naples. Devenu prêtre, et après cinq ans de vie érémitique en Toscane, il arriva à Bozoum où il y restera dix ans.

Le Père Niccolò de Jésus Marie, né en 1923, originaire de la Vallée Varaita, dans la province de Cuneo, entra très jeune dans l’Ordre. Après ses études à Rome, il partit en 1952 comme missionnaire au Japon où il y travaillera pendant sept ans. Il arriva en Centrafrique en 1971 et y resta 42 ans, principalement dans la paroisse de Bossemptelé, qu’il avait lui-même fondée. Le père Nicolò, décédé en 2019, était un missionnaire ancien modèle ; des quatre, il fut sans doute, le plus proche des premiers évangélisateurs de la Centrafrique. Le Père Niccolò a également laissé un journal précieux et intéressant, tenu presque chaque jour de sa mission.

Le Père Marco de l’Incarnation, né à Vérone en 1925, entra dans l’Ordre à l’âge adulte, après avoir travaillé pendant des années comme artisan verrier. Minutieux, artiste, d’un caractère un peu bourru, il passa une dizaine d’années en Centrafrique, laissant une petite église de pierre dans le village de Karaza.

Le Père Carlo du Cœur Immaculé, enfin, le plus jeune et le seul encore vivant. Depuis les Langhe où il était né en 1937, il arriva dans la savane avec beaucoup d’enthousiasme et de détermination. Le passage de la langue de Dante au sango, et des vignes aux champs de manioc ne fut pas facile. Mais, au bout de deux ans seulement, il fonda la paroisse de Baoro, notre deuxième mission, réussissant à construire l’église dont il rêvait enfant. Poète, écrivain, agriculteur quand il le fallait, même s’il s’est toujours défini comme un simple bouche-trou, il fut en réalité un grand animateur de la mission, travaillant surtout dans les villages – dont il se rappelle encore les noms avec leurs catéchistes respectifs – où il passait en chassant les démons, en guérissant les malades et, dit-il, en ressuscitant aussi les morts…

Au fil des années, la mission s’est agrandie. Dans le même temps, de nombreux missionnaires (pas seulement des Italiens) se sont passé le relai et, chacun avec son tempérament et ses compétences, ils ont poursuivi le travail commencé par les quatre pionniers avec la même passion et le même dévouement.

Le 19 décembre, nous nous sommes réunis à Bozoum pour rendre grâce à Dieu, qui est capable de faire de grandes choses avec nous, les petits d’hommes. Notre joie était grande non seulement devant la présence de nombreux fidèles, mais aussi devant le don de deux nouveaux prêtres : le père Martial et le père Jeannot-Marie.

Puis nous nous sommes rendus à Bouar, la mission où j’ai vécu mes cinq premières années en Afrique, pour une rencontre de deux jours au cours de laquelle nous avons pu faire le bilan de ces cinquante dernières années et planifier les cinquante prochaines en compagnie, désormais, de nombreux jeunes confrères indigènes.

Je passe Noël pour la première fois à Yolé avec nos 75 séminaristes. Chaque vendredi de l’Avent, ils avaient fait un repas plus sobre pour pouvoir distribuer le fruit de leurs sacrifices la veille de de Noël à 250 pauvres : du riz, du café, du sucre, des bonbons et du savon.

Puis, à la Sainte Messe, les chants les plus beaux, à la table les meilleurs plats, autour du feu les danses les plus longues car le Roi est parmi nous. Nos quatre premiers missionnaires n’auraient pas pu rêver mieux lorsqu’ils arrivèrent il y a cinquante ans, juste la veille de Noël. C’est pourtant leur courage qui a permis que ce rêve se réalise.

 Père Federico