Nouvelles de Bangui n° 8 – le 17 janvier 2014

Chers amis,
Me voilà avec des nouvelles du Carmel de Bangui.
L’événement le plus important depuis mon dernier bulletin, la démission du président Djotodia arrivé au pouvoir par le coup d’Etat du 24 mars, a eu lieu le 10 janvier. Toute la Centrafrique a poussé un grand soupir de soulagement collectif, si fort que peut-être vous l’avez aussi entendu. Mais, après quelques heures de joie et d’espoir (quelques réfugiés se sont même permis d’arroser un peu trop la nouvelle), la guerre s’est fait entendre de nouveau avec des tirs, des morts, des pillages et des affrontements dans de nombreux quartiers dont certains très proches de notre couvent.Ainsi nos réfugiés ne s’en sont pas allés. En attendant des jours meilleurs et une paix plus stable, ils ont préféré rester chez nous. Selon les dernières estimations officielles, un million de personnes soit un Centrafricain sur cinq est actuellement un réfugié. Il est difficile de ne pas donner raison à ces gens désormais trop habitués aux tours de magie de la politique; il est difficile de ne pas admettre que la République centrafricaine après ce mauvais moment, mérite quelque chose de plus. Rester ici, c’est une forme de protestation pacifique pour demander une paix durable et non provisoire. Maintenant, nous attendons tous l’élection d’un président de transition; il faudra ensuite désarmer toutes les troupes irrégulières qui n’obéissent à personne et terrorisent le pays et enfin essayer d’arriver dans un délai raisonnable, à des élections plus ou moins démocratiques. Il y a un pays à reconstruire et beaucoup de travail à faire.

Dans notre camp de réfugiés (dont le nombre a un peu diminué, mais ils sont toujours assez nombreux), la vie continue à peu près normalement… si l’on peut considérer comme normale la vie de milliers de personnes réunies autour d’un couvent. Plutôt que dans un camp de réfugiés, nous avons l’impression de vivre au milieu d’un camp romain avec une touche tropicale. Il est vraiment intéressant d’observer comment les gens se sont organisés pour survivre dans cette situation d’urgence. Ils ont créé un petit (en fait, il n’est pas si petit) marché aux légumes, à la viande, aux denrées alimentaires de toutes sortes et aux autres choses utiles. Il y a même un salon de coiffure, de petites pharmacies, un atelier de haute couture, des magasins vendant des articles religieux, une sorte de loterie, une buvette et un bistrot très populaires. Mon prédécesseur aimait aller au célèbre Km5, le marché le plus achalandé de Bangui pour faire des achats bon marché. Je peux dire que j’ai eu de la chance car le Km5 est venu chez moi!
Nous avons mis en place un règlement pour nous aider à mieux vivre ensemble pendant le jour et nous reposer un peu plus pendant la nuit. Le règlement n’est pas toujours respecté, mais il est assez utile (tellement utile que les autres camps de réfugiés l’ont adopté aussi). Cela vous semblera peut-être étrange, mais au 4ème parallèle nord, certaines valeurs et certains principes ne sont pas du tout évidents: la priorité ontologique de l’enfant et des personnes âgées, surtout s’ils sont malades, même quand il s’agit d’une simple distribution de couvertures; l’importance du respect d’un bien collectif qui appartient et sert à tous, bien qu’il s’agisse d’une simple chaise; le travail au service des autres, désintéressé et bien fait; le respect de la propriété privée… surtout si la propriété en question appartient aux frères! Au Moyen Âge en Europe, les monastères étaient des lieux de civilisation et de démocratie. En 2014 en Afrique, les couvents de religieux et de religieuses donnent toujours une contribution importante, souvent sous-évaluée, au développement des peuples et à la promotion des valeurs humaines essentielles pour vivre ensemble sans se faire trop de mal.

Un comité d’entreprise (avec président, vice-président, secrétaire général, secrétaire adjoint, secrétaire disjoint, conseillers, conseillers adjoints, assistants, assistants adjoints, aides et porteurs…) assure le « trait d’union » entre la communauté des frères et les réfugiés pour mieux coordonner les activités. Et quelle coïncidence, il y a également un syndicat pour les droits des réfugiés! En bref, autour du couvent, il y a maintenant une Centrafrique en miniature avec tous ses vices et toutes ses vertus. Et cette cohabitation forcée m’a permis de mieux connaître les premiers et d’apprécier davantage les dernières.
Heureusement que Pietro, originaire de Lecco (Italie), vient nous donner un coup de main de temps en temps. Il a le même âge que moi et il travaille avec beaucoup de compétence et de passion pour la Croix Rouge Internationale. De l’Afghanistan, il a été envoyé d’urgence en République centrafricaine: un choc thermique et culturel considérable. Mes réfugiés l’aiment beaucoup car il y a quelques jours, il nous a apporté deux camions de maïs, de haricots, d’huile et de sel. Quand il arrive, il dit à tout le monde qu’il appartient à ma tribu. Mais comme Pietro mesure deux mètres, a les cheveux blonds et les yeux bleus, personne ne le croit.
Les naissances des enfants avec un pic de quatre accouchements le jour de Noël (cela me paraît évident!) ont diminué. En revanche, juste pour ne pas nous déshabituer de l’idée, notre chatte a donné naissance à trois petits chatons dans l’armoire de la sacristie. Nous avons appris que parmi les cent mille personnes déplacées à l’aéroport, un nouveau-né a été prénommé François Hollande: comme vous pouvez le voir, chacun a son saint patron ou plutôt, nous ne savons plus à quel saint nous vouer!

En attendant, nous ne comptons pas seulement sur l’aide des saints, mais aussi sur l’aide des troupes armées françaises qui font un méticuleux travail de désarmement et de rétablissement de la paix entre les différents groupes hostiles. Il y a quelques jours, une patrouille est venue nous rendre visite. Le sergent Thierry s’est entretenu avec nous sur la situation actuelle. Malheureusement, selon lui, il y a encore des groupes rebelles qui se cachent autour de la capitale… et autour de notre couvent; mais il y a des signes concrets de détente. Espérons qu’il a raison. Il nous a également assurés qu’ils étaient là pour une mission de paix, bien qu’ils portent un équipement qui semble dire le contraire. Quelle tendresse, ce jeune sergent! Avant de se retrouvé ici, au milieu de la Seleka et des Antibalaka, il a été en Afghanistan, au Liban et au Mali. Il nous a dit qu’une nuit sur une route de Bangui, lui et sa patrouille ont assisté à l’accouchement d’une femme: « D’habitude, nous voyons les gens mourir ou pire, nous sommes obligés de tuer. Mais cette fois-là, nous avons pu aider un enfant à naître. » Ensuite, ému, il nous a confié que quelques jours auparavant, il était devenu papa de deux jumeaux et qu’il n’avait pas encore eu l’occasion de les voir.
Notre petit hôpital de campagne est en pleine opération. Sans commettre le péché d’orgueil, disons que c’est notre fleuron. Avec quatre jeunes médecins, quatre infirmiers (y compris sœur Renata qui tous les jours, doit marcher pendant une heure pour nous rejoindre) et d’autres assistants, nous pouvons faire des centaines de consultations par jour et de nombreuses interventions pendant la nuit. Les médicaments sont fournis gratuitement par un organisme. Le dépôt de médicaments se trouve dans ma chambre; je dors entouré de montagnes de paracétamol, d’antibiotiques et de désinfectant. Il y a quelques jours, avec l’aide d’une ONG, quatre équipes soignantes ont vacciné plus de 2000 enfants contre la rougeole et la poliomyélite. Vous pouvez sans doute imaginer les cris que nous avons entendus car personne n’aime les piqûres, pas même ici. Une équipe de Médecins sans frontières néerlandaise, après avoir visité notre dispensaire et notre salle d’accouchement, a été presque choquée et est repartie en nous disant: « Nous ne pouvons rien faire pour vous car nous ne pourrions pas faire plus que ce que vous faites déjà. » J’aurais tout imaginé dans ma vie sauf devenir directeur médical d’un hôpital, aménagé en un éclair dans le réfectoire de mon couvent. Et vu que l’architecture de notre maison ressemble très peu à celle d’un couvent de Carmes, parfois je me demande presque si l’endroit où nous vivons ne serait pas plus fonctionnel en tant qu’hôpital. Il vaut mieux ne pas y penser: ces choses empêchent le Père Anastasio et nos bienfaiteurs de dormir!

Permettez-moi cependant d’ouvrir une parenthèse sur le Père Anastasio car peut-être certains d’entre vous n’ont pas la chance de le connaître. Le Père Anastasio est le fondateur et l’âme de ce paradis qu’est le Carmel de Bangui. Il a plus que le double de mon âge et le triple de mon enthousiasme. Depuis 1998, il vit dans notre couvent de Prague, mais depuis 1975 son cœur est en République centrafricaine. Ce frère gentil et souriant, toujours muni de son appareil photographique, parcourt le monde à cent kilomètres à l’heure, d’Inde aux États-Unis, en parlant très bien (et en 8 langues différentes) de nous autres missionnaires; il me semble donc juste qu’au moins une fois, un missionnaire parle bien de lui. Sans lui et sans son animation missionnaire inlassable, nos missions ne seraient pas ce qu’elles sont et ce que tout le monde nous envie. Pour pouvoir se consacrer à sa mission, ce qu’il fait avec un zèle vraiment unique, il voudrait que les journées durent 36 heures. Le Père Anastasio, doué d’une mémoire incroyable, a travaillé pendant de nombreuses années comme professeur de l’histoire de l’Église. Sa bonne mémoire lui a permis de réunir les visages, les histoires et l’amitié de milliers de bienfaiteurs du monde entier. Et dire que lorsqu’il a commencé ce travail, il n’avait ni adresse, ni argent pour pouvoir venir en Afrique. Pour ceux qui ne le savent pas, c’est lui qui a inventé la célèbre lavande des frères d’Arenzano qui parfume le monde entier. Le Père Anastasio a trois amours: l’Enfant Jésus (de préférence celui de Prague, puis celui d’Arenzano), les pauvres de la Centrafrique (si vous lui donnez un euro, soyez sûrs qu’il le leur donnera) et les tecks (je pense qu’il en a planté un nombre égal à celui des habitants de la Centrafrique). À la fin des années quatre-vingt-dix, il a acheté un terrain forestier dans la banlieue de la capitale de la République centrafricaine avec l’intention d’y fonder un couvent de Carmélites. Mais malheureusement, les religieuses n’arrivèrent pas. Le Père Anastasio aménagea alors ce terrain en jardin, avec une immense plantation de palmiers à huile et une luxuriante pépinière de tecks et d’autres plantes en disant: « Nous pourrons produire de l’huile dans peu de temps, les tecks seront utiles dans 40 ans. » Plus tard, précisément en 2006, les frères s’y installèrent, en aménageant en couvent le bâtiment qui devait devenir une huilerie. C’est ainsi que fut inauguré dans la capitale une présence carmélitaine stable, souhaitée depuis longtemps pour de nombreuses raisons. Depuis lors, le Père Anastasio vient au Carmel à peu près tous les trois mois pour nous encourager dans notre travail et pour contrôler la croissance des tecks. Quand il est avec nous, nos récréations sont animées par les récits de ses voyages et égayées par l’excellent chocolat qui ne manque jamais dans ses valises. J’étais sûr qu’il viendrait comme prévu malgré les événements récents et l’insécurité qui règne dans le pays. Il est arrivé il y a quelques jours, en passant par le Maroc. Avant son arrivée, je lui ai confié, un peu préoccupé, que nos chers réfugiés s’étaient servis des tecks et des branches de palmiers pour construire des centaines de petites cabanes autour du couvent. Mais, à peine arrivé, il m’a salué et avant que je puisse dire quelque chose, il m’a rassuré: « Ne t’inquiète pas, cher père prieur! Toi, tu es jeune, mais moi, je connais la guerre car je l’ai vue quand j’étais enfant. Je pensais que les tecks seraient utiles dans quarante ans, quand je n’y serai plus; mais ils ont été utiles avant et j’ai pu le voir! Je cours prendre quelques photos! » Tel est le Père Anastasio. Bien qu’il n’ait jamais été missionnaire au sens strict du terme, il est difficile de trouver quelqu’un qui aime l’Afrique plus que lui.

Nous avons passé le jour de l’an sans trop de festivités et sans feux d’artifice: ils auraient été confondus avec des coups de mortiers ou des tirs de kalachnikovs. Pour la fête de l’Épiphanie, j’ai voulu lancer en Afrique une tradition italienne, en suggérant à tous nos enfants de donner leurs chaussettes à leurs parents, pour recevoir un petit cadeau. Mais je me suis arrêté juste à temps quand je me suis aperçu que la majorité de nos enfants marchent pieds nus et que leurs parents pourraient difficilement remplir les chaussettes de leurs enfants.
Grâce à l’intervention directe de la sénatrice Puppato qui a fait résonner le drame du peuple centrafricain dans la salle du Sénat italien, le ministère des Affaires étrangères organisera un vol humanitaire. Lorsque je l’ai appris, j’étais si heureux que la nuit, j’ai rêvé d’un avion de l’armée de l’air italienne, piloté par Emma Bonino. L’avion a atterri ici au Carmel, chargé de pâtes « agnolotti », de truffes, de fromage frais « tomino » au poivre, de petits chocolats « gianduiotti » et de biscuits « krumiri » pour tous nos invités…
Ces derniers jours, nous avons reçu de très nombreux messages de reconnaissance du monde entier et surtout des frères et des sœurs de notre Ordre. Cette popularité nous a un peu surpris. Méritons- nous tous ces compliments? Je dois dire que nous ne nous rendons même pas compte d’avoir fait quelque chose d’extraordinaire. Si vous étiez à notre place, vous auriez fait la même chose. De plus, sachez qu’il y a des lieux qui vivent une situation similaire à la nôtre et qui comptent encore plus de réfugiés que nous.
Toutefois, pour éviter tout malentendu, je ne veux pas que vous imaginiez que je suis jour et nuit aux pieds de nos invités. En fait, plus d’une fois j’ai perdu patience et plus ou moins gentiment, j’ai envoyé balader quelques réfugiés turbulents ou exigeants, ce qui peut avoir un effet boomerang, surtout pour un prêtre! Heureusement, le Père Mesmin, mon sous-prieur, compense mes défauts avec un sang-froid et une patience exceptionnels.
Comme en mars dernier, le Pape François a parlé de nous une fois de plus, le jour de Noël, quand il a demandé le don de la paix pour ce pays: « Donne la paix à la République Centrafricaine, souvent oubliée des hommes. Mais toi, Seigneur, tu n’oublies personne! Et tu veux porter aussi la paix à cette terre, déchirée par une spirale de violence et de misère, où beaucoup de personnes sont sans maison, sans eau ni nourriture, sans le minimum pour vivre. » Et il nous a de nouveau mentionnés il y a quelques jours, en s’adressant au Corps diplomatique au Vatican: « Les chrétiens en Afrique sont appelés à témoigner de l’amour et de la miséricorde de Dieu. Il ne faut jamais renoncer à faire le bien, même quand c’est difficile et quand on subit des actes d’intolérance ou même de vraie persécution. Ma pensée va surtout vers la République Centrafricaine, où la population souffre à cause des tensions que le pays traverse, et qui ont semé à plusieurs reprises destructions et mort. Alors que j’assure de ma prière pour les victimes et pour les nombreuses personnes déplacées, contraintes à vivre dans des conditions d’indigence, je souhaite que l’attention de la Communauté internationale contribue à faire cesser les violences, à rétablir l’état de droit et à garantir l’accès des aides humanitaires, même dans les zones les plus reculées du pays. Pour sa part, l’Église catholique continuera d’assurer sa présence et sa collaboration, en se dévouant avec générosité pour fournir toute l’aide possible à la population, et surtout pour reconstruire un climat de réconciliation et de paix entre toutes les composantes de la société. » Vous ne pouvez pas imaginer combien ces mots nous ont réconfortés et nous ont assurés d’être sur la bonne voie.

Un dicton populaire, d’une manière un peu grossière, affirme que l’invité est comme le poisson et qu’après trois jours, il pue. L’Évangile et la Règle de Saint Benoît, en revanche, affirment que l’étranger et l’invité sont le Christ lui-même. Même après tant de jours, les étrangers, les invités et les réfugiés sentent le Christ. Nous essayons de respecter cette règle, malgré toutes nos limites… bien que 44 jours se soient écoulés depuis leur arrivée!

À la prochaine!

Père Federico Trinchero, les frères du Carmel et tous nos invités