Nouvelles de Bangui n° 9 – le 13 février 2014

Chers amis,

Notre camp de réfugiés a aujourd’hui largement dépassé les deux mois d’existence. Qui aurait dit que les portes que nous avons ouvertes dans la matinée du 5 décembre seraient restées ouvertes si longtemps et que nos invités se seraient si attachés au Carmel!

 Évidemment, si nos invités sont encore ici et bien qu’ils soient moins nombreux, il y a une raison. La situation en effet peine à s’améliorer de manière significative. À Bangui, pas un seul jour et surtout pas une seule nuit ne se passent sans qu’il y ait des morts, des pillages et des règlements de comptes.Mais ce qui est encore plus dramatique, c’est que depuis plusieurs semaines des affrontements et des violences sans précédent ont eu lieu un peu partout dans le pays. Si dans la capitale une certaine présence militaire, surtout française, assure une paix relative et la possibilité de se déplacer sans trop risquer sa vie, la situation est bien plus complexe en province. Toute la zone nord-ouest du pays a été à plusieurs reprises l’objet de représailles, tantôt de la part des membres de la Séléka, tantôt de la part des milices anti-balaka: pillages, tueries, maisons – de très nombreuses maisons – et marchés brûlés. Le pays est entré dans un tourbillon de violence stupide qui ne semble pas être près de s’arrêter. Ce qui au début semblait une lutte pour le pouvoir, s’est transformé en un conflit entre ces deux factions, qui empoisonne le pays et fait des victimes innocentes. La folie de la guerre n’a pas épargné les familles de mes confrères: certains ont eu un membre de la famille assassiné, d’autres c’est leur maison qui a été incendiée ou pillée. Si les membres de la Séléka et ceux qui les ont soutenus sont sans aucun doute à l’origine de la situation dans laquelle nous nous trouvons, les anti-balaka ont fait preuve d’une violence égale, sinon supérieure, à celle de ceux qui les ont précédés et provoqués.

Les anti-balaka, qui ne sont pas musulmans, ne peuvent pas se dire chrétiens. S’ils l’étaient, leurs actions disent aujourd’hui le contraire. À plusieurs reprises, les évêques ont dénoncé cette violente réaction populaire que les médias ont hâtivement interprétée comme chrétienne. Mais puisqu’ils ne sont pas musulmans, la confusion a été inévitable. Bien que tout cela soit honteux, nous sommes réconfortés que des centaines, voire des milliers de musulmans ont trouvé refuge dans les paroisses et les couvents du pays… se sauvant littéralement la vie. Mais l’exode de cette minorité a désormais commencé. De très nombreux musulmans et parmi ceux-ci certains de nos amis les plus chers, ont été obligés de quitter le pays bien qu’ils soient nés ici. À cela s’ajoute un effet collatéral qui rendra l’économie du pays encore plus fragile. En effet, les rares activités commerciales du pays – notamment la vente en gros et au détail de denrées alimentaires de base – se trouvaient entre les mains des musulmans. L’avenir du pays et de son économie est donc une véritable inconnue.

Dans ce cadre désolant, le 20 janvier un signal de détente a été perçu : l’élection d’un nouveau Président en la personne de Catherine Samba-Panza, l’ancien Maire de Bangui. Ce sera peut-être une femme qui ramènera la paix en République centrafricaine. Cette élection a été accueillie favorablement par la communauté internationale. Catherine Samba-Panza a une chose à laquelle les politiciens tiennent beaucoup et que ses prédécesseurs n’avaient pas: la faveur populaire. Mais cela ne change rien au fait que la tâche qui l’attend est difficile, presque impossible. Il est donc trop tôt pour chanter victoire et porter un toast à la paix. D’ailleurs, dans notre réfrigérateur, il y a depuis deux mois un vin mousseux que nous n’avons pas eu le courage de déboucher. Le nouveau Président a ensuite nommé un nouveau Premier Ministre dont le nom de famille est tout un programme: Nzapayeke, qui signifie « Dieu existe ». Un excellent tandem avec l’Archevêque de Bangui, Mgr Nzapalainga, dont le nom signifie « Dieu sait ». Ces deux certitudes – Dieu existe et Dieu sait – qui semblent ne jamais avoir quitté le cœur de tous les Centrafricains, chrétiens ou musulmans, sont plus que suffisantes pour ne pas nous décourager, nous sentir en sûreté et aller de l’avant.

Vous souvenez-vous du Père Anastasio? Son séjour a été court, mais il est tout de suite rentré dans les bonnes grâces de nos réfugiés. Tous nos enfants ont appris à dire « ciao »… sans qu’on leur donne un bonbon (ou, du moins, c’est ce que dit le Père Anastasio, connu partout dans le pays comme « le Père Ciao »). En tout cas, si le Père Anastasio avait présenté sa candidature aux élections présidentielles en République centrafricaine, il aurait des chances de gagner. Ici au Carmel, il les aurait remportées très facilement. Mais malheureusement, après avoir photographié tout ce qui pouvait être photographié, le Père Anastasio a dû repartir en me confiant qu’il n’avait jamais été si difficile pour lui de quitter le pays.

Heureusement, pour le remplacer et pour nous donner un peu d’aide et de soutien, le Père Provincial nous a vite envoyé un don en la personne du frère Nicolas. Le frère Nicolas, qui a justement découvert sa vocation en République centrafricaine il y a plus de vingt ans, a quitté le silencieux ermitage de Varazze pour ce couvent transformé en un bruyant camp des refugiés. Il parle encore un peu de sango (la langue de la République centrafricaine), avec un accent lucanien et son intégration a donc été rapide. Il a apporté avec lui une belle statue de la Reine de la Paix que mes confrères s’arrachaient pour un tour de neuvaines. Le frère Nicolas, quand il ne s’enthousiasme pas en parlant de la Vierge Marie, sait tout faire et appartient à cette espèce de frères parmi les plus appréciés et les plus convoités dans les couvents. Son séjour sera de courte durée mais il nous a déjà beaucoup aidés.

Entre-temps, une école d’urgence est née grâce à l’initiative des enseignants catholiques présents parmi nos réfugiés. L’organisme chargé de la construction de l’école avait l’intention de la bâtir sur notre terrain de football. Mais mes confrères qui ont été très généreux en laissant les bébés dormir à l’église, très sportivement ne voulaient pas renoncer au terrain de football conventuel pour l’aménager en école. L’école a donc été construite dans le jardin des sœurs à quelques mètres de notre portail. Le jour de l’ouverture, assis sur le fauteuil principal, j’ai reçu les honneurs dignes du directeur d’une école sans bancs et sans chaises, mais dont les classes sont peuplées d’environ deux cents élèves. On m’a donné la parole en me présentant comme « Bwa Federico, baba ti adéplacés kwe ti Carmel » (Père Federico, papa de tous les déplacés du Carmel). Ces jours-ci, notre plus grande joie est de voir chaque matin des foules d’enfants qui grouillent dans notre camp de réfugiés, avec leur cartable de l’UNICEF, pour se rendre dans leurs classes parfumées de plastique… pour faire une chose si normale, si belle et si juste : aller à l’école. À leur âge, je ne me rendais pas compte que j’avais de la chance car il y avait plus de journées scolaires que de journées de vacances. Mais ici depuis quelques années, c’est plutôt l’inverse. Si vous avez des enfants, dites-le leur avant qu’il ne soit trop tard.

Tandis que par bonheur, les enfants sont bien présents à la mission, notre ferme a subi un coup dur à la suite de plusieurs vols. À Bangui, les prix des denrées alimentaires ont presque doublé et il est impossible de trouver de la viande. Notre bétail fait donc envie à tous, surtout aux voleurs. Mais nous tenons bon. Si jamais nous nous sauvons de ce déluge, les 22 vaches et les 37 canards du Carmel deviendront une sorte d’arche de Noé, grâce à laquelle la République centrafricaine sera repeuplée. Quant à la perpétuation de l’espèce humaine, les Centrafricains n’ont pas besoin d’encouragements.

En ce qui concerne encore les enfants, il n’y a plus eu de naissances. En revanche, Geoffroy, un garçon d’environ douze ans, est arrivé. Il vient de Bossangoa, une ville qui se trouve à 400 km au nord de Bangui. Geoffroy n’a ni frères ni sœurs : ses parents ont été tués par une grenade et sa maison a été incendiée. Accompagné par les militaires, il est arrivé jusqu’à Bangui. Après avoir passé quelques jours dans le camp de réfugiés de l’aéroport – qui compte environ 100 000 déplacés – un taxi-moto l’a laissé à la porte de notre couvent sans trop d’explications. Nous l’avons lavé, vêtu et nourri en essayant de comprendre quelque chose de son passé et de trouver une solution pour son avenir. Entre-temps, sans trop de difficultés, Geoffroy s’est habitué aux usages et coutumes du couvent. Il était peut-être juste un peu égaré à cause de l’accueil de bien douze jeunes confrères, mais heureux de pouvoir dormir dans un endroit sûr. On dirait que cette histoire sympathique et incroyable pourrait être une version africaine de « Marcelin, manioc et vin »…

Nous avons également reçu la visite des Sœurs de Mère Teresa de Calcutta. Sans trop de bruit et sans aucune bureaucratie, ces anges vêtus de saris ont fait ce qu’aucune ONG n’a encore réussi à faire. Bien deux fois, elles ont offert un repas chaud à tous les enfants, sans exception : une soupe de riz sucrée. En partant, elles ont emmené avec elles Pierre, un vieil homme congolais malade qui avait été abandonné dans la bousculade de la guerre.

Ici au Carmel, nous célébrons une Fête Dieu quotidienne. Chaque matin après la Messe célébrée dans notre cathédrale de palmiers et de ciel, nous reportons le reste de l’Eucharistie dans le tabernacle à l’intérieur du Couvent. À chaque fois, nous avons l’impression de porter les douze paniers qui restaient après la multiplication des pains. Le Très Saint, nullement indigné, traverse notre camp de réfugiés dans un kaléidoscope de couleurs, d’odeurs, de fumées et de parfums, de boue et de poussière. Et pendant que j’accomplis cette procession surréelle, dans mon cœur je remercie ces gens qui ne savent peut-être même pas qu’ils obligent mes confrères et moi-même à vivre un peu plus l’Évangile.

À la prochaine!

Père Federico, les frères du Carmel et nos invités