Nouvelles de Bangui n° 15 – le 4 avril 2016

Bonjour!

Me voilà avec quelques nouvelles importantes de Bangui. Depuis quelques jours – après trois ans d’attente – la République centrafricaine a officiellement un nouveau président, cette fois-ci élu par le peuple et non par un coup d’État, en la personne de Faustin-Archange Touadéra. Son élection a été une surprise car Touadéra ne figurait pas parmi les favoris. L’ancien Premier ministre de Bozizé (le président déchu par le coup d’État de mars 2013), âgé de 58 ans, de confession protestante, doyen de l’Université de Bangui et professeur de mathématiques, il devrait avoir toutes les compétences nécessaires pour prendre en main le destin d’un pays déchiré par des années de guerre et de mauvaise gestion. Pouvons-nous donc dire que la guerre est vraiment terminée? Nous préférons le dire la voix baisse car la prudence et le réalisme sont de rigueur, mais en tout cas, il y a une atmosphère différente et un grand désir de tourner la page, de fermer ce triste chapitre de l’histoire du pays et de recommencer sur une nouvelle base. Certains faits sont incontestables. Depuis presque quatre mois, hormis quelques incidents isolés et sans conséquences particulières, on ne tire plus à Bangui. La campagne électorale, très bruyante, très colorée et très amusante et les deux tours des élections présidentielles et législatives se sont déroulés sans grandes difficultés et sans incidents majeurs. Les élections n’ont peut-être pas été parfaites, mais il faut admettre et apprécier qu’elles représentent un pas important et non évident vers la normalisation du pays. Pourtant, nous ne nous faisons pas d’illusions: la guerre est peut-être finie, mais la bataille contre la pauvreté et le sous-développement est encore à gagner. Dans certaines régions du pays, l’autorité de l’État et les forces de la paix ont encore du mal à s’imposer. En outre, nous ne devons pas sous-estimer les menaces des rebelles ougandais de la LRA, déjà actifs dans la partie orientale du pays, et celles de Boko Haram, actifs dans le nord du Cameroun qui a une frontière commune avec le nord-ouest de la République centrafricaine. La bataille importante de la réconciliation entre les chrétiens et les musulmans est aussi loin d’être gagnée. Pour être honnête, je pense qu’il y a plus de choses à construire pour la première fois que de choses détruites par la guerre à reconstruire. Ces mauvaises années de souffrance ont fait émerger les maux anciens du pays, les problèmes sous-estimés, les négligences coupables et les occasions manquées. Maintenant, nous devons nous mettre au travail. Tous, et en particulier les Centrafricains les plus jeunes qui devraient probablement aimer davantage leur pays, être plus exigeants avec ceux qui les gouvernent, arrêter d’accuser les autres, avoir quelques ambitions et oser rêver d’une Centrafrique différente. Mais votre aide et votre soutien sont également importants. Vous nous avez suivis avec passion et amitié dans cette nuit de guerre… ne nous oubliez pas dans cette aube de paix que nous avons l’impression d’entrevoir à l’horizon!
Il n’y a aucun doute que la visite du Pape François à Bangui le 29 et le 30 novembre 2015 a considérablement contribué à ce changement de cap. Il n’est pas exagéré de dire que la visite du Pape, incertaine jusqu’à la dernière minute, a joué un rôle déterminant dans la situation actuelle. Mais prenons les choses dans l’ordre…
Entre fin septembre et début novembre, la ville de Bangui a été de nouveau frappée par une explosion de violence, en particulier dans la zone du KM5. Barricades sur les routes, tirs, pillages, maisons incendiées, une église détruite, évasion massive de la prison, dizaines de morts, couvre-feu et, bien sûr, une nouvelle vague de réfugiés fuyant les quartiers touchés par la violence vers le sud de la capitale. Les affrontements n’ont jamais été si près du Carmel et pendant plusieurs jours, les hélicoptères de combat ont survolé notre région. Pendant plusieurs semaines, il nous a semblé d’être revenus à la case de départ. Si fin août nous avions environ 2 000 réfugiés autour du couvent, dans ces jours-là, leur nombre a augmenté rapidement en arrivant, lors des combats les plus violents et surtout dans la nuit, jusqu’à environ 7 000 personnes. Parmi elles, il y avait ceux que nous connaissions déjà et de nombreux enfants qui, en fuyant, avaient perdu leurs parents. Nous avons été obligés de rouvrir la grande cour à l’intérieur du couvent et certaines nuits même l’église pour permettre aux nouveaux arrivants de dormir en sécurité. Les « vieux réfugiés », ceux qui n’avaient pas quitté le Carmel, se sont d’abord moqués des nouveaux venus et ils leur ont causé quelques difficultés, mais ensuite, ils les ont accueilli avec chaleur: « Nous vous avions dit que la guerre n’était pas finie! Et vous pensiez que nous étions ici pour le riz et pour les haricots de la Croix-Rouge! Peu importe. Si nous nous serrons un peu, il y aura de la place même pour vous. » Nous avons dû faire plusieurs courses à l’hôpital pour y conduire des blessés, des malades graves ou des mamans qui ont donné naissance à leurs bébés dans des situations précaires. Une femme a juste eu le temps d’accoucher dans son quartier, puis, à cause des combats, elle a couru ici avec sa petite fille dans ses bras. Un autre femme a accouché pendant l’adoration eucharistique du dimanche. Elle n’a pas eu le temps d’arriver au portail du couvent et elle a accouché par terre, dans une tente. Aristide s’est précipité pour l’aider avec le frère Jeannot-Marie qui n’a même pas eu le temps d’ôter son saint habit et qui a bien rempli son rôle d’assistant-obstétricien… Une autre maman encore est arrivée au portail. Nous l’avons tout de suite accompagnée dans la salle du chapitre où elle s’est allongée par terre. Aristide a juste eu le temps de mettre les gants et un tablier… et nous avons entendu un bébé pleurer. C’était l’heure de la récréation après le dîner. Lorsque la petite fille nous a été présentée, nous l’avons accueillie avec des applaudissements et le Père Prieur a procédé à la bénédiction rituelle. Si cette maman était partie une minute plus tard, ou si le couvent était 50 mètres plus loin, elle aurait accouché qui sait où et qui sait comment!
Lorsque la ville était déserte – pendant des jours, nous aussi avons évité de sortir – une personne a eu le courage de nous rendre visite bien deux fois, en défiant avec son immanquable sourire et son désir obstiné de paix les barricades des rebelles, en apportant du riz, de l’huile et des sardines à nos réfugiés. Cette personne, c’est Mgr. Dieudonné Nzapalainga, notre infatigable archevêque.
Après la phase la plus aiguë des combats, nous nous sommes organisés, avec l’aide de diverses ONG, pour porter secours à ce nouvel afflux de population. Dans un premier temps, nous avons installé un nouveau réservoir d’eau. Ensuite, nous avons distribué de la nourriture, du savon, des vêtements et des moustiquaires. Nous avons repris les contrôles des enfants mal nourris et les initiatives pour les personnes âgées et pour les victimes de la violence. En collaboration avec l’ONG Enfants sans frontières, nous avons été « obligés » d’ouvrir, en un temps record, une école élémentaire d’urgence, sans chaises et sans bancs, mais au moins à l’abri du soleil et de la pluie. L’école fonctionne toujours et elle a bien 927 élèves.
Vous pouvez donc imaginer que nous avions bien raison de sentir un peu d’appréhension pour la venue du Pape. Mais heureusement, le Pape François, après avoir déclaré d’être prêt à nous atteindre même avec le parachute et de craindre plus les moustiques que la Séléka, est finalement venu à Bangui et le programme prévu a été parfaitement respecté. Lorsque nous l’attendions en milliers, entassés dans la Cathédrale en attendant l’ouverture de la Porte Sainte, je craignais que le Pape François, pour nous rappeler que nous devons être une Église « en sortie », ne sorte de la sacristie, n’ouvre les portes de la cathédrale de l’intérieur vers l’extérieur et ne nous envoie tous dans les rues de Bangui jusqu’au KM5. Mais la cérémonie a été respectée, bien qu’il y ait eu une petite surprise qui est aussi une grande responsabilité: le Pape François a ouvert la Porte Sainte de Bangui de l’extérieur vers l’intérieur et il a déclaré qu’à partir de ce moment-là, Bangui deviendrait la capitale spirituelle du monde. Le Pape François a également parcouru les rues de Bangui. Il n’a pas eu peur de traverser – il a été le premier à le faire après la dernière vague de violences – sans mesures de sécurité particulières, même la zone du KM5, très redoutée, pour visiter la Mosquée centrale et pour rencontrer nos frères musulmans. Ce geste et d’autres encore, ainsi que plusieurs discours prononcés lors de deux jours passés à Bangui ont vraiment marqué un tournant dans cette sale guerre dans laquelle le pays était tombé et dont il n’arrivait pas à se lever. Il faudra du temps pour évaluer correctement les conséquences de cette visite, mais quelque chose a sans doute changé, quelque chose a commencé et personne n’a plus envie de revenir en arrière.
Puis, Noël est arrivé, le troisième en compagnie de nos réfugiés. Pour l’occasion, nous avons décidé de faire un recensement qui concoure avec celui de César Auguste. Nous avons tout organisé afin que ce recensement soit fait bien et vite. Un soir à 19 heures, lorsque tout le monde était rentré, nous nous sommes dispersés parmi les tentes du camp de réfugiés. Chacun d’entre nous a compté, personne après personne, en indiquant les dimensions de chaque famille et son quartier d’origine, une des douze zones qui forment le camp. C’était aussi une belle occasion pour serrer la main de tous nos invités. Il faisait déjà nuit lorsque j’ai posé la question habituelle à un jeune papa: « Combien d’enfants? « Huit », a-t-il répondu en souriant avec fierté. « Ce n’est pas possible! So mvene! Tu mens pour obtenir plus de riz de la Croix-Rouge! » « Mbi tene mvene ape! Je ne mens pas! Si vous ne me croyez pas, entrez et regardez vous-mêmes! C’est une école maternelle. » En toute discrétion, j’entre dans son humble demeure et je compte – sur un seul lit et quelques nattes – huit enfants, profondément endormis. « Mon père a eu dix enfants, je suis le dernier. Je dois en avoir autant. » Quoi répondre? Autre pays, autre coutume. À chacun ses traditions, ses objectifs et son unité de mesure! Peu avant minuit, nous sommes tous de nouveau au couvent. En additionnant les données de chaque zone, nous trouvons vite le résultat: dans notre camp de réfugiés, il y a 5 031 personnes. Après avoir communiqué cette information au Haut-Commissariat de l’ONU pour les réfugiés, nous apprenons que notre camp de réfugiés est le deuxième par sa population après celui de l’aéroport.
Cette fois encore, deux jours avant Noël, la Providence nous a surpris. Une maman très gentille a pris à cœur nos enfants (elle en a cinq et elle est donc experte dans ce domaine). Elle nous a envoyé bien 1 500 jouets – cadeaux pour tous nos enfants: ballons, poupées, petites voitures, jeux de société et même des girafes Sophie… Grâce à une belle et curieuse coïncidence, ces cadeaux pour les plus petits ont voyagé sur le même avion, en provenance de France, que les bulletins de vote pour les plus grands. Mais ce n’était pas tout. Tous nos enfants – toujours grâce à la même personne – ont reçu également un beau petit livre de prières tout coloré et imprimé spécialement pour eux. Nous sommes maintenant la capitale spirituelle du monde… noblesse oblige!
Je suis sûr que vous avez une question: « Mais si la guerre est finie, pourquoi ces bonnes gens ne vont pas à la maison? Ne profitent-ils pas de la situation? Ils ne s’en iront jamais… » La question est légitime et nous nous la posons chaque jour; la réponse est complexe et demande beaucoup de patience et de discernement. Dès le début, nous avons établi quelques règles simples: accueillir toute personne qui est en train de fuir (à condition qu’elle ne soit pas armée), ne chasser personne, répondre aux urgences (dans les limites de nos capacités et de l’aide reçu), ne faire rien qui favorise la formation d’un village autour du couvent. L’impression de ceux qui viennent nous rendre visite est que maintenant le village existe déjà – qu’il est même grand et bien organisé et que les conditions de vie de nos réfugiés ne sont pas si différentes de ceux qui vivent dans les quartiers. Mais nous devons garder à l’esprit plusieurs choses: ces pauvres gens ne sont pas venus au Carmel pour y passer des vacances; beaucoup d’entre eux ont perdu leur maison qui a été détruite, brûlée, pillée ou qui n’a plus de toit, et ils ne possèdent pas les moyens de la reconstruire. Ceux qui le pouvaient sont déjà rentrés. De nombreux réfugiés ont essayé de retourner dans leur quartier, mais ils ont été obligés de revenir chez nous à cause des événements de l’automne dernier. De plus, il est n’est pas facile, du point de vue psychologique, de revenir à l’endroit que l’on a fui, surtout si l’on a été témoin de violences. Nous espérons que, une fois le nouveau président et le nouveau gouvernement installés, nous pourrons favoriser le retour des réfugiés à leur vie normale dans leur quartier d’origine. De nombreuses ONG préparent déjà des initiatives pour encourager et promouvoir le retour dans les quartiers et le départ du camp de réfugiés. Nous vous tiendrons au courant.
En attendant – qui sait combien durera cette attente! – la vie dans notre couvent suit le rythme de la vie dans le camp de réfugiés. Parfois, nos journées sont tranquilles et nous oublions presque que 5 000 personnes vivent à côté de nous; d’autres fois, leur présence se fait sentir et nous devons agir sans tarder. Beaucoup de gens nous demandent où nous avons trouvé la force et le sens de ce chemin de route parcouru avec les gens fuyant la guerre. Sans grand discours et sans essayer de vous donner une réponse toute faite et clerically correct, je pense que la force et le sens de cette aventure se renouvellent chaque jour lorsque, ensemble, nous nous réunissons pour prier et – pour le dire dans le jargon des carmes -nous faisons oraison. Un carme sans oraison serait comme Rome sans le Colisée, Paris sans la Tour Eiffel, le Centrafrique sans enfants.
Tous les matins à l’aube et tous les soirs au coucher du soleil, notre communauté se rassemble pour prier ensemble en silence, pendant une heure. Même dans les moments les plus durs de la guerre, même lorsque le silence était brisé par l’explosion des bombes ou par des rafales de Kalachnikov, nous avons presque toujours réussi à rester fidèles à ce rendez-vous. Les réfugiés savent bien que pendant ces deux moments de prière, ils peuvent nous déranger uniquement pour les choses importantes: s’il y a quelqu’un qui est pressé de naître  ou s’il est temps pour quelqu’un d’autre de mourir.
Lorsque nous prions, les bruits du camp parviennent jusqu’à notre église: c’est presque un fond sonore auquel nous sommes habitués, un bourdonnement qui ne nous gêne pas et qui ne nous dérange pas du tout; bien au contraire, il soutient notre prière. Lors de l’oraison du soir, un enfant traverse toutes les rues du camp, en criant: « Pétrole! Pétrole! Pétrole! » Cet enfant n’a pas trouvé un gisement de pétrole dans le riche sous-sol de la Centrafrique; il vend du kérosène pour les lampes que les réfugiés allument devant leurs foyers, en transformant le Carmel en une belle crèche. Pendant que je prie, j’attends presque sa voix et j’aime bien l’écouter. Il me rappelle la parabole des dix vierges que l’on trouve dans le chapitre 25 de l’Évangile de Matthieu. Cinq vierges étaient sages. Elles ont fait provision d’huile pour pouvoir alimenter leurs lampes en attendant l’époux. Les cinq autres vierges n’ont pas été si sages et elle se sont retrouvées sans huile au milieu de la nuit. Les vierges sages – mais il faut dire aussi pas trop généreuses et assez hautaines – ont refusé de les aider; elles se sont même moquées d’elles en les invitant à aller au marché. Mais il était impossible d’acheter de l’huile à cette heure de la nuit. Cependant, ici au Carmel, depuis plus de deux ans, il y a de l’huile pour tout le monde, à toute heure du jour ou de la nuit. Il y a même des personnes qui viennent en vendre devant votre porte. Pour les Pères de l’Église, il n’y avait aucun doute: l’huile en question, ce sont les bonnes œuvres, la charité qui ne doit jamais manquer dans la lampe de la foi de chaque chrétien, même dans la nuit la plus sombre, même lors d’une attente très longue. Au Carmel, nous avons de la chance: il y a de l’huile en abondance pour notre et votre charité. À toute heure du jour ou de la nuit. L’Époux est toujours parmi nous. Et grâce à vous et à nos réfugiés, cette lampe ne s’est pas encore éteinte.
Je vous embrasse, joyeuses Pâques!

Père Federico, les frères du Carmel et tous nos invités.

PS: En mai, je viendrai en Italie pour deux mois. J’espère vous revoir.

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