Nouvelles du Carmel de Bangui n ° 26, 17 décembre 2019

Dans les années où Giuseppe Garibaldi descendait le long de la péninsule italienne au cri de : “Ou Rome, ou mort!”, un prêtre, nommé Daniele Comboni, traversait le Sahara au cri de :“Ou l’Afrique, ou mort!”. Les mêmes barbes, une égale passion, mais des ambitions résolument différentes. Si le héros des deux mondes voulait conquérir Rome pour les Italiens, l’apôtre de l’Afrique voulait conquérir au Christ les habitants du continent noir. Dans son immense et ambitieuse entreprise, le futur évêque de Khartoum avait été précédé  – et sera suivi – par des centaines de missionnaires qui, à travers tout le continent africain, apportèrent l’Évangile là où personne n’avait encore eu le courage de l’annoncer, écrivant l’une des plus de belles pages de l’histoire de l’Église, malheureusement oubliée aujourd’hui.

L’Évangile est arrivé en Centrafrique il y a 125 ans, grâce au courage du Père Jules Rémy, missionnaire spiritain venu de France. En 1894, avec quelques frères non moins courageux que lui, partant de Brazzaville, il remonta l’Oubangui – un affluent du fleuve Congo qui monte vers le nord et, entre deux chaînes de forêt ininterrompue, atteint les rapides de Bangui, au cœur de l’Afrique. Quand on sait que, quelques années plus tôt, Daniele Comboni, partant du Caire, avait descendu le Nil pour arriver lui aussi aux sources de l’Oubangui, on ne peut que s’émerveiller de voir qu’ainsi, symboliquement, le continent tout entier était enserré dans une immense et surnaturelle étreinte de foi et d’amour.

Le père Jules Rémy et ses frères n’ont pas perdu leur temps et, au cri de : “Pour Dieu et pour la France”, ils ont évangélisé ces territoires qui étaient à l’époque une colonie française, appelée Oubangui-Chari. Paradoxalement, ils réussissaient ainsi à conjuguer l’ambition religieuse d’un Comboni et l’ambition patriotique d’un Garibaldi. Pour atteindre Bangui – qui n’était pas encore la capitale de la Centrafrique mais seulement un petit village – le père Jules partit de Brazzaville et voyagea en bateau à vapeur pendant un mois entier, se heurtant à des difficultés considérables : en un mois, il avait parcouru une distance qui équivaut aujourd’hui à un trajet de quelques heures de vol. Mais Bangui n’était pas leur point d’arrivée. Pour ces infatigables missionnaires français, qui faisaient preuve d’un zèle inégalé, l’ouverture d’une nouvelle mission n’était qu’un point de départ pour aller vers d’autres missions, toujours plus à l’est, toujours plus au nord, jusqu’aux confins les plus reculés de la Centrafrique.

Ce n’était pas une tâche facile d’annoncer l’Évangile dans un pays  qui était si différent de la patrie qu’ils avaient quittée. Notre apôtre de la Centrafrique ne se décourageait pas pour autant. Pour faire des chrétiens, il ne se lassait pas de racheter les petits esclaves qu’il trouvait dans les villages, de voyager en pirogue ou à pied, il lui arrivait même de suivre les traces laissées par les éléphants ou de grimper sur des lianes, toujours vêtu de sa soutane noire, un grand chapeau sur la tête, le bréviaire dans la poche et un fusil chargé de munitions sur l’épaule (au cas où il tomberait sur des bêtes sauvages).

Un jour, alors qu’il voyageait sur le fleuve, un enfant tomba gravement malade dans le bateau. Toute tentative pour le sauver ayant échoué, l’enfant mourut. Le père Jules fit alors arrêter le convoi, descendit sur le rivage et, sous le regard étonné de ses futurs paroissiens, enterra cette petite créature avec les honneurs d’un roi. Le père Jules ne connaissait pas encore la langue des indigènes, mais ce simple geste avait suffi à faire comprendre à ceux qui deviendraient les premiers chrétiens de la Centrafrique que le grand homme à la longue barbe, toujours vêtu de noir et sans femme, n’était pas venu leur prendre quelque chose, mais leur faire connaître Quelqu’un. Quelqu’un qui aime tout le monde. Quelqu’un qui a donné à tous une égale dignité, même aux plus petits. Quelqu’un qui nous attend dans un splendide Royaume, dont le monjou ti Nzapa (l’homme blanc de Dieu) ne cessait de parler.

Quelle fête cela a dû être au paradis, le jour où une première messe fut célébrée sur les rives du fleuve Oubangui, le 17 Avril 1894, par le premier curé de la Centrafrique! Le père Jules n’avait pas encore d’église, mais l’immense forêt d’ayous et  d’iroko majestueux, qui s’élevaient dans les hauteurs et entrelaçaient leurs lianes, était pour lui une cathédrale dont les vitraux lui semblaient tout aussi splendides que ceux de sa France natale. Deux beaux singes lui tenaient lieu d’enfants de chœur, et les trompes des éléphants faisaient office de tuyaux d’orgue; comme assemblée, il avait des gorilles qui ne comprenaient pas le latin, des hippopotames qui arrivaient toujours en retard, des gazelles qui étaient toujours les premières à s’échapper et des crocodiles qui montraient les dents chaque fois qu’il demandait une contribution pour la construction de la nouvelle église … Le père Jules finit quand même par construire une véritable église – l’église Saint-Paul-des-Rapides – où il célébra une première messe et qui existe encore aujourd’hui. Arriva alors le temps des premiers baptêmes. Et quelle ne fut pas sa joie quand, de ses propres mains, il réalisa le premier tabernacle et  quand, en s’improvisant artiste, il sculpta un cœur sur la porte du tabernacle : comme s’il voulait signifier qu’à partir de ce jour, ce Cœur, à qui il avait consacré toute sa vie, battrait pour toujours au cœur même de l’Afrique.

Et quelle fête dans le village qui s’était progressivement formé autour de l’église, le jour où le père Jules fit sonner la cloche pour la première fois. Les enfants, qui devaient sûrement être aussi mignons et espiègles que les enfants d’aujourd’hui, ne pouvaient plus se tenir et auraient bien voulu que le curé leur permette de la sonner toute la journée. Imaginez aussi leurs éclats de rire et leurs grands yeux écarquillés en écoutant les enseignements du curé qui essayait, avec d’inévitables acrobaties, de traduire les concepts subtils de la théologie de saint Thomas et les virtuosités des sermons de Bossuet dans la langue simple et concrète des bonjòs. Certes, il n’aurait jamais pu imaginer qu’un siècle plus tard, un cardinal résiderait dans le presbytère où il avait habité, ni que ce cardinal serait fils de cette terre où, le premier, il avait annoncé l’Évangile ; il n’aurait pas imaginé non plus qu’un jour, les enfants seraient plus intéressés par le Paris-Saint-Germain que par les cloches de l’église.

Le père Jules Rémy ne resta que deux ans en Centrafrique, mais il changea le cours de l’histoire de ce pays. Après lui, d’autres missionnaires arrivèrent et poursuivirent, avec un égal dévouement, le travail qu’il avait commencé: le père Émile Leclercq, le père Jean Gourdy, le père Félix Sallaz, le père Raoul Goblet, le père Joseph Moreau et d’autres encore. La preuve que le cri de guerre de Comboni était authentique et avait rejoint ces jeunes prêtres français, c’est que sur les dix premiers missionnaires enterrés dans le cimetière voisin de l’église construite par le père Jules, un seul avait dépassé l’âge de trente-cinq ans. Comment ne pas penser aussi que, précisément dans les années où la semence de l’Évangile était jetée dans ces terres d’Afrique, les peines et le labeur de ces apôtres de la Centrafrique étaient accompagnés de la prière d’une jeune carmélite, leur compatriote : au monastère de Lisieux, la petite Thérèse offrait ses souffrances pour les missionnaires, elle qui aurait tant voulu être missionnaire, “… parcourir la terre et annoncer l’Évangile dans les cinq parties du monde et dans les îles les plus éloignées …”. J’avoue que, si un jour j’ai la chance d’aller au paradis, après avoir commencé par faire un tour dans le quartier carmélitain, ce sont ces prêtres à qui  je voudrais serrer la main en premier.

Je me permets, au milieu de ces missionnaires d’antan, d’évoquer une belle figure, plus actuelle mais de la même trempe, je veux parler du père Niccolò, l’un des quatre fondateurs de notre mission en Centrafrique, que j’ai eu la chance de connaître personnellement. Il vient de nous quitter, il y a un mois, à l’âge de quatre-vingt-seize ans. Après avoir été missionnaire au Japon pendant sept ans, il était arrivé en Centrafrique en 1971 et il y est resté quarante-deux ans, travaillant dans les missions de Bozoum, Bossemptelé (qu’il a fondé lui-même) et Baoro. Le père Niccolò a quitté la Centrafrique à l’âge de quatre-vingt-dix ans, peu après le début de la guerre. La graine qu’il a plantée a porté ses fruits : il y a quelques jours à peine, le 8 décembre dernier, nous avons rendu grâce au Seigneur pour l’ordination sacerdotale du Père Michaël, qui est le dixième prêtre carmélitain  de Centrafrique.

Quel cadeau enfin, à l’occasion du 125ème anniversaire de l’évangélisation de la Centrafrique – et quel honneur pour les confrères de la petite Thérèse – qu’une nouvelle édition de l’Évangile en langue sango? Réalisée à la demande de l’épiscopat local et après un travail minutieux, cette nouvelle édition voit le jour après des années de guerre. Si, de toutes les manières possibles, on a essayé de diviser le peuple centrafricain, au point de songer à scinder le pays, cette langue est certainement un facteur d’unité et de paix. Du nord au sud, de l’est à l’ouest – phénomène presque unique sur le continent – la même langue résonne dans les rues et dans les champs, dans les villes et les villages, au marché et à la radio, dans les célébrations des grandes cathédrales comme dans les chapelles les plus reculées de la savane. Puisse cette nouvelle traduction de l’Évangile en sango apporter la paix que tout le pays attend depuis tant d’années!

Joyeux anniversaire, petite église dans le grand cœur de l’Afrique! Au bureau d’enregistrement de l’histoire de L’Église, vous n’êtes guère plus qu’un enfant. Et vous ne manquez pas de faire des chutes et des caprices. Mais combien avez-vous déjà à enseigner à cette vieille Europe qui vous a mis au monde et qui semble maintenant vouloir oublier le grand cadeau qu’elle vous a fait il y a cent vingt-cinq ans.

Joyeux Noël!

Père Federico

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